Le mobilier de la Reconstruction
Par Yves Badetz, conservateur en chef au Musée d'Orsay
Louis Sognot fond de siège et dossier en rotin tressé,
Circa 1953
La reconstruction de la France est une période qui marque d'une manière profonde l'évolution des arts décoratifs de l'après-guerre en ouvrant l'hexagone de la seconde moitié du XXe siècle aux principes de l'édition et du mobilier de série.
Dès 1944, les décorateurs commencent des études sur le mobilier de série, stimulés, comme nombre de leurs confrères, par un programme d'action placé sous le contrôle de la Commission du meuble de France. Cette émanation du ministère de la Production industrielle vise alors à produire en série un mobilier, destiné principalement aux régions sinistrées, conçu par des créateurs capables d'assimiler les techniques de fabrication de l'industrie et d'adapter leurs créations aux exigences de la machine. Le programme de la Commission nous éclaire sur cette demande particulière : « Après cinq années de guerre, d'occupation et de destruction, le pays se trouve devant d'énormes besoins en meubles. En effet, le nombre des sinistrés s'élève à 1 800 000, celui des spoliés ou pillés à 800 000. En plus de la reconstitution des intérieurs détruits par la guerre, il y a également à faire face aux besoins des jeunes ménages, des familles nombreuses et de l'ensemble de la population. La plupart de ces acheteurs éventuels n'ont pas la fortune suffisante pour s'offrir des meubles chers, d'où la nécessité de mettre à leur disposition des articles à des prix modérés. Mais il ne faut surtout pas que le bon marché soit obtenu aux dépens de la qualité. [...] En accord avec les organismes professionnels, tant patronaux qu'ouvriers, le ministère de la Production industrielle s'est attaché à résoudre ce problème. Il a été décidé d'inclure des fabrications importantes de meubles dans le cadre des programmes dirigés [...].
À ces Français, l'Ameublement se devait de donner des meubles de qualité et de goût. C'est le but que s'est fixée la Commission du meuble de France. Composée de décorateurs, de fabricants, de négociants, de techniciens, organisme véritablement professionnel, elle a choisi, parmi des centaines de projets, les modèles qui composent cet album. Ces modèles ont été conçus par nos meilleurs créateurs pour être produits d'une façon industrielle. Ils sont l'œuvre d'artistes de tendances bien différentes. La Commission n'a surtout pas voulu créer un style officiel. Son seul souci a été de retenir ce qui est valable dans les conceptions multiples qui se font jour, à la condition qu'elles soient réalisables en série » (Meubles de France, éd. Charles Moreau).
Nombre de décorateurs s'impliquent dans cet ambitieux projet à caractère social. Les propositions, consignées dans un recueil, illustrent les recherches autour du mobilier de salle à manger, chambre et pièce de séjour. René Gabriel y côtoie Louis Sognot, Maurice Champion, Pierre Lardin, Maxime Old, Suzanne Guiguichon, Paul Beucher, Jean Lesage, André Preston, Albert Guénot, Roger Landault, Jean-Maurice Rothschild, Marcelle Maisonnier, Eugène Printz et Jacques Mottheau. Maurice Pré et Janette Laverrière proposent chacun des projets différents.
René Gabriel, buffet rectangulaire en chêne naturel, Circa 1945.
Le mobilier mis au point par les décorateurs recourt largement à l'emploi du bois naturel et vise à la fois à réconcilier la production industrielle du meuble avec les créateurs tout en limitant les prix de vente des modèles mis au point dans le cadre du Meuble de France. René Gabriel, vice-président de la Société des Artistes Décorateurs, contribue tout particulièrement à élaborer de nombreux meubles prioritaires exécutés en bois naturel. Dédaignant les faux-semblants des matériaux luxueux, il limite son travail aux recherches de formes radicales, faciles à adapter à la série et à une production bon marché en placage de chêne ou de merisier dans la tradition d'un mobilier « rustique modernisé » de bon aloi et de fabrication simple pour réduire les coûts; les matériaux restent rares et sont encore soumis à des restrictions.
René Gabriel, paire de fauteuils en chêne, Circa 1946.
Le mobilier conçu dans cette dynamique est toujours associé à des toiles imprimées sur coton qui participent à créer des intérieurs joyeux et colorés. Les nouvelles technologies élargissent le panorama de cette production destinée à réconcilier les industriels du bois avec les concepteurs. Ainsi, le mobilier en contreplaqué thermoformé trouve un emploi qui autorise des formes plus souples.
Le métal tubulaire ou en fer rond plein participe aussi au renouveau des formes qui associent paille et rotin, matériaux que le décorateur
Louis Sognot étudie avec une perspicacité toute novatrice dans des versions bon marché à mettre en parallèle avec la production plus luxueuse de Jean Royère. Le 3e Salon des Artistes Décorateurs de 1946 reflète bien le caractère particulier et évolutif de cette période, puisque les stands des décorateurs sont répartis en deux sections distinctes : meubles d'édition et meubles de luxe. En 1948, le visiteur trouve même trois classifications : « luxe », sous la présidence de Jacques Adnet, « demi-luxe », sous la direction d'André Arbus et Jacques Quinet, et « production courante », mise en scène par Colette Gueden. Cette organisation reflète bien l'objectif de toucher toutes les classes sociales confrontées aux problèmes du « remeublement », tandis que cette même année voit arriver, sur la scène parisienne, les créateurs de meubles italiens. Il faut ajouter que cette période est également marquée par la généralisation du confort ménager moderne présenté dans le cadre du Salon des Arts ménagers qui fait découvrir au public les nouveaux matériaux de synthèse, promis à un bel avenir.
Le « remeublement » de la France est une opération de longue haleine, prioritaire pour les régions et villes sinistrées, qui ne restera pas le domaine de décorateurs secondaires. Dans l'après-guerre, alors que la France redécouvre les particularismes des régions, avec le charme de l'ancien et des antiquités, nombre de décorateurs parmi les plus importants comme André Arbus, Colette Gueden ou André Sol, savent également aborder, à travers un mobilier de petite série en bois massif au dessin rigoureux, toute une simple déclinaison de meubles sophistiqués et discrets faisant de cette période de l'après-guerre un véritable laboratoire d'essai visant à réconcilier l'une des activités ancestrales les plus prestigieuses de la France avec la modernité et les nécessités qu'impose un contexte difficile exceptionnel.
Après avoir apprécié les qualités intrinsèques du mobilier de luxe des années 1940, toute une génération redécouvre, depuis peu, l'intérêt de ce mobilier simple, porteur des valeurs fondamentales. Devenu rare car trop rapidement sacrifié sur l'autel de la mode, ce mobilier à l'aspect radical qui n'a rien perdu de sa force minimaliste réapparaît dans certaines galeries qui ont la pertinence de lui redonner toute sa dimension historique.
Extrait du Guide architectural Royan 1950, A.-M. Préaut, éd. Bonne Anse, 2012
Intérieur de la villa "Hélianthe", revue Maison & Jardin, 1958