Morgan Le Bot

De Bretagne en Charente, j'ai grandi le long de la côte atlantique. Au rythme de la Seudre marque la fin de mes études à l'école d'architecture de Rennes.
J'ai choisi le marais d'abord pour des raisons affectives, j'aime ce lieu et les gens que l'on y rencontre, et puis pour le regard de l'architecte il offre une abondance de détails qui questionnent sans cesse notre appréhension de l'espace.
Aujourd'hui, je continue d'observer, de prendre des notes, et de photographier, pour aussi concevoir et réaliser du mobilier, aménager des intérieurs et construire autour du vide.

 

Au rythme de la Seudre

Introduction

Entre la terre et la mer, le marais forme une marge transitoire, un lieu imaginé. Ce milieu singulier manifeste de manière paradoxale ses caractères anthropiques et naturels.
Sur les rives de la Seudre, la saliculture, puis l'ostréiculture ont construit et façonné un paysage qui garde les stigmates des premiers aménagements. L'histoire révèle par une trace le souci permanent d'une adaptation fragile.
La succession et l'assemblage des prises1 ont composé un réseau de canaux et de fossés où l'eau douce rencontre l'eau salée.
L'eau est partout, maîtrisée, contenue par les levées et les taillées insubmersibles qui protègent les claires2. Elle relie et sépare, elle structure le paysage. L'équilibre s'inscrit dans le temps cyclique de ses mouvements. Mon approche du marais de la Seudre suit le rythme de l'activité ostréicole et donc celui de la marée, le flux, l'étale, et le reflux sont des moments qui permettent de saisir les particularités de ce lieu, d'en expliquer son fonctionnement et de voir se former son identité.
A marée montante, l'ostréiculteur est à terre, on le rencontre dans les claires ou près de sa cabane, ainsi après avoir observé le paysage et le milieu, nous suivrons les chemins qui mènent aux chenaux et découvrirons les différentes configurations des constructions.
L'étale est l'instant fugitif où la mer est immobile.
Il suggère les notions d'équilibre, de suspension et de fragilité, nous verrons alors comment elles opèrent dans le langage du marais.
Il évoque aussi la mémoire, l'idée de ruine, c'est à dire un temps chronologique associé au temps cyclique du lieu.


1. Les prises sont les terrains gagnés sur l'eau (polders).
2. Les claires sont des bassins d'eau salée, d'une profondeur de 40 à 60 cm, dans lesquels sont affinées les huîtres.

 

Image satellite, Charente-Maritime

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Puis le mouvement s'inverse, c'est le jusant, en malines1 les chalands2 vont rejoindre les parcs au-delà des chenaux, ils entrent dans le bras de mer (la Seudre) et se dirigent au nord-ouest vers le Coureau d'Oléron. Ces déplacements induisent un territoire, le franchissement des limites du lieu.
Le reflux est alors l'occasion de présenter les différents intervenants qui participent à l'organisation du marais de la Seudre, dans sa pratique au quotidien et du point de vue de la loi.
Enfin, nous conclurons sur les questions qui se posent en rapport à l'évolution de ce marais.


1. Les malines sont les marées à partir d'un coefficient de 70.
2. Bateaux non pontés à fond plat en bois ou en aluminium utilisés par les ostréiculteurs.

 

Mornac, août 2001

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En recherchant ma première image de la découverte du marais de la Seudre, c'est la ligne de l'horizon qui se dessine d'abord; puis une série de bandes végétales parallèles qui se distinguent peu à peu, séparées par le reflet du ciel (les claires); elle borde un chenal ou un chemin qui se courbe et disparaît. Je sais que le chenal rejoint la mer, que le chemin mène à d'autres claires ou à une cabane et lorsque je la distingue marquée juste dessous l'horizon, il semble impossible de deviner les directions du parcours. Elles ne seront révélées que par le déplacement.
La première impression est celle d'être projetée vers l'horizon, le plaisir de se laisser guider par le chemin, de se perdre, mais déjà inconsciemment des repères sont pris. L'image s'étoffe rapidement de chaque événement aperçu au-delà de son cadre: le viaduc qui relie Marennes à La Tremblade et marque la fin de la Seudre, les clochers d'églises et notamment celui de Marennes, chacun est un amer visible depuis la plupart des coins du marais; et enfin plus proches, les ports ostréicoles qui indiquent un chenal alimenté par l'estuaire. En changeant de point de vue, et en observant directement ces éléments (cabanes, pont, poteaux électriques...), ils deviennent des particularités dans la trame des claires qui forment le rythme structural du marais.
Gérard Chouquer qualifie ainsi deux niveaux, l'un dividuel, l'autre individuel. La dividualité est exprimée par le nombre, l'incalculable, elle procède d'une division, éventuellement répétée à l'infini, elle brouille le temps chronologique (qui a besoin de repères, d'une scansion). Tandis que l'individualité est une accentuation de certains caractères dividuels ou une rupture par rapport à eux, qui individualise la forme par rapport à la trame1.
Paul Klee l'a souvent illustré dans ses dessins, l'individuel s'y repère aussi bien par la ponctuation des unités qui rassemblent et ordonnent les trames parcellaires, que par l'irruption de l'anomalie en discordance qui rompt la régularité et attire l'oeil.


1. L'étude des paysages, essais sur leurs formes et leur histoire, Gérard Chouquer, Chaillevette, juin 2001.

 

Paysage

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Deux idées articulent la notion de paysage, la première est celle de la disposition dans l'espace: ce qui caractérise un paysage, c'est la façon dont un ensemble d'objets, de modes d'agencements des êtres et des choses, constituent un espace, le révèlent en même temps qu'ils le construisent.
La deuxième renvoie à la vue: il est ce lieu dans lequel le regard peut déployer toute sa plénitude. Et si le paysage peut être circonscrit par l'ensemble des points de vue qui permettent une vision particulière de l'espace, de l'agencement des choses, c'est le fait même d'une certaine asymétrie du regard qui apparaît. Regard certes, mais regard orienté, apte à produire une vision plus ou moins panoramique, plus ou moins transparente de l'espace1.
C'est une appréhension du marais tel qu'il s'offre à notre regard qui sera proposée tout au long du parcours. Les observations accumulées (textes et photos) seront une manière d'interpréter le paysage comme il peut-être vécu. Les images ne sont pas une traduction de l'écrit, elles viennent s'ajouter et compléter.
Le propos n'est pas de figer le lieu par des généralités, alors qu'il n'est par essence composé que de particularités.
Il est de parvenir à définir les principes qui lui permettent justement ses singularités. Dans un premier temps, il semble important de comprendre le milieu du marais.


1. Les échelles du paysage, Paysage et image dans les laboratoires scientifiques, Alexandre Mallard.

 

Bord de la Seudre à Arvert, juin 2001

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Milieu :

Il est rare de pouvoir découvrir un espace dans lequel la présence humaine semble aussi aléatoire, comme frappée d'instabilité en cas de retour offensif des éléments.
En effet, dans le marais de la Seudre, l'apparition, puis la consolidation de la terre ferme, procèdent à parts égales d'une genèse naturelle et de l'action séculaire des paysans, des sauniers et des conchyliculteurs.
A l'époque romaine le niveau de la mer reste sensiblement stable, c'est au Moyen-Age qu'il remonte de deux à trois mètres. Puis un reflux se produit, qui encouragea les premières conquêtes, l'époque contemporaine se caractérise par une tendance au colmatage, due à l'alluvionnement marin et fluvial à la fois.
Une vase bleutée (le bri), mêlée de sable très fin et d'éléments calcaires décomposés comble l'estuaire. Sur la limite des vases, du côté de la ligne incertaine de ces rivages mouvants (nommée la slikke), s'aventurent les premières plantes tolérant la salure, les halophytes.
Puis quelques centimètres au-dessus la végétation s'épaissit, cette partie est appelée le schorre. Un lent dessalage puis un assèchement complet créeront les prises.

 

Claires à L'éguille, août 2001

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Le Flux :

Au plein de la mer, le paysage du marais s'anime.
Selon la saison on aperçoit les ostréiculteurs effectuer différents travaux dans les claires, où les huîtres sont affinées pendant un à deux mois avant leur commercialisation. C'est en séjournant dans ces bassins formés de bri, qu'elles prendront la teinte verte qui marque la spécificité des huîtres du pays Marennes-Oléron. (Cette couleur est due à une algue unicellulaire, la navicule bleue.)
Pour comprendre l'assemblage de ces champs d'eau de mer, il faut longer le chenal creusé dans les terres et qui rejoint la Seudre. Sur ses bords sont construites de manière irrégulière des varaignes1. En temps normal elles laissent circuler l'eau librement, mais lors des grandes marées, elles sont fermées afin d'éviter que les bosses ne soient inondées (le sol se situant à un niveau inférieur à celui des plus hautes mers).
Derrière la varaigne se trouve le ruisson, un petit canal qui serpente autour des claires pour les irriguer. L'eau passe alors par la dérase, dénivelé d'à peine un mètre (il faut pouvoir l'enjamber) creusé entre le ruisson et la claire. Cette dernière est séparée des autres par les aboteaux2, elles sont regroupées en une même famille bordée par la taillée.
Cette structure fragile demande une attention particulière et un entretien régulier, souvent les claires délassent (les bords s'effondrent). Si par accident elles se vident en période de faibles coefficients, l'eau dans le ruisson reste trop basse pour passer la dérase et il faut alors attendre une semaine pour qu'elle remonte. L'équilibre est entièrement conditionné par les gestes de l'ostréiculteur et par les mouvements de la mer, et pourtant elle semble si loin.
Entre février-mars et les premières chaleurs, les claires sont asséchées, les nappes d'eau s'écoulent peu à peu vers les chenaux mais la vase garde un moment les reflets. Puis l'ostréiculteur enlève le dépôt superficiel dans le fond du bassin et le ramène sur les bords.


1. La varaigne est l'ouverture par laquelle on introduit l'eau de mer dans les marais salants (une sorte d'écluse).
2. Les aboteaux sont des petites bosses sur lesquelles on peut juste marcher, la taillée est en revanche accessible en voiture.

 

Dérase d'une claire à Etaules, juin 2001

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Pendant huit jours à un mois, selon les aléas climatiques, le sol se transforme au soleil, jusqu'à ce qu'il carrelle dans les bonnes proportions.
Tous les dix à quinze ans, la perception du paysage change ainsi, dans la trame des claires, à l'image d'un sol homogène se substitue un assemblage de prismes, une mosaïque solide.

 

Chemin à Etaules, juillet 2001

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Les routes et les chemins du marais échappent aux visiteurs, ou plus précisément ce sont les points reliés qui se dérobent à l'entendement.
Il faut différencier les termes employés pour désigner les voies de circulation terrestres. La route est celle qui lie l'extérieur du marais aux ports et à certaines cabanes. Elle est relayée par des chemins en chiffraille1 ou en coquilles d'huîtres concassées.
Ce sol compacté, dont la couleur se distingue nettement dans le paysage, mène aux taillées qui accèdent enfin aux claires. L'ensemble est aménagé dans un but uniquement fonctionnel autour de l'exploitation ostréicole.
Il arrive souvent de suivre une route qui devient finalement une impasse pour le promeneur, matérialisée par la présence de l'eau. La situation incite alors à observer le lieu, le proche, le lointain, dans un sentiment mêlé à la fois de plaisir, celui d'être arrivé au bout, et aussi de frustration de ne pouvoir aller au-delà, de l'autre côté, juste en face...Mais revenir sur ses pas trace en fait un nouveau parcours, l'aller et le retour ne se confondent pas, la fin est juste devenue un début.


1. La chiffraille est un gravier calcaire.

 

Chenal de l'Atelier à La Tremblade, juin 2001

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Et finalement, on découvre toujours un port, lorsque l'ostréiculteur n'est pas dans ses claires, c'est prés de son atelier qu'on le rencontre.
Il m'importe d'employer le terme de cabane pour désigner le bâtiment ostréicole et d'en préciser à présent les raisons. En effet, au fur et à mesure ces constructions ont évolué avec les techniques. Les parpaings ont parfois remplacé le bois, mais une chose reste immuable dans le marais, c'est l'attachement que porte l'ostréiculteur à ce qu'il continue d'appeler sa cabane.
Je propose d'en observer les différentes configurations et modes de constructions dans un premier temps et de développer cet aspect lors de l'étale.
Les cabanes ostréicoles sont regroupées autour de douze chenaux en général perpendiculaires à la Seudre. D'amont en aval, elle s'écoule du Sud-est vers le Nord-ouest.
L'orientation de la cabane suit les mêmes directions. Elle est implantée de manière rationnelle par rapport au cours d'eau, le transport des huîtres du chaland à la cabane doit être le plus simple possible.
Il existe deux types d'exploitations ostréicoles, l'éleveur et l'éleveur-expéditeur. Ils partagent les premières étapes de la culture du coquillage, le captage du naissain et l'élevage en parcs.
L'expéditeur poursuit ensuite sa transformation en l'affinant dans les claires, pour enfin le commercialisé. Cette distinction se remarque dans les différentes constructions et dans leurs dispositions par rapport au chenal et à la voie.
C'est entre ces deux axes de circulations que se glissent parfois celles des éleveurs. Au plus près de l'eau, elles reposent sur des pilotis en béton ancrés dans la vase, l'ossature en bois est autonome. Les volumes sont donc portés par des éléments intermédiaires. D'un côté les cabanes effleurent la voie, du côté du chenal elles se projettent parallèles à la surface de l'eau. Elles semblent indépendantes du sol instable et changeant.
Il n'y a aucun contact direct, mais elles s'inscrivent dans une chaîne de mouvements qui se répercutent sur leurs structures relativement souples, et finalement se déforment.

 

Cabane à Mornac, juillet 2001

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Le remplissage est en bois protégé autrefois avec les restes de peinture des bateaux (traditionnellement du pin de la région). Des planches non rabotées, posées verticalement les unes contre les autres, sont recouvertes par des couvre joints cloués à l'extérieur. Les planches sont aussi parfois posées à clin sur l'ensemble des façades ou en partie seulement.
Les mouvements subits dans le temps obligent à changer régulièrement des unités, à raccommoder, et au fur et à mesure de nouvelles matières trouvées ici et là, sont utilisées, camouflées par de la peinture. La toiture, en tuiles mécaniques ou canal, présente un débord de quelques décimètres, et des planches de rives en pignon. Il n'y a pas de règle quant au sens du faîtage, il est soit perpendiculaire, soit parallèle au chenal. Bien que les ouvertures forment souvent une transparence de la voie vers le chenal, il n'y a là non plus aucune norme.
Les mesures de ces cabanes sont variables, le gabarit le plus courant est environ de trois mètres en largeur, entre cinq et six mètres en longueur et une hauteur de trois mètres cinquante. Dans cet espace les femmes des cabanes1 séparent les jeunes huîtres collectées qui sont collées les unes aux autres, plus tard elles y seront triées et calibrées. Ces opérations plus ou moins mécanisées se font en général debout face à une fenêtre à hauteur du regard.
Le travail aux cabanes ne consiste pas seulement à des activités intérieures. Si les rives des chenaux sont parfois habitées par des éleveurs, elles sont en revanche toujours construites par chacun des ostréiculteurs et occupées par leur matériel entreposé près des pontons.


1. Cette expression vient du fait qu'une grande majorité des exploitations sont de type familial.
Ponton sur le chenal de Mornac, août 2001.


 
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Ainsi des levées ponctuent le bord du chenal, pour éviter le glissement provoqué par les marées. Ce sont des planches qui sont retenues par des rondins enfoncés dans la vase, cela crée des plateaux dont la surface est stabilisée par des sacs rectangulaires en plastique remplis de coquilles d'huîtres et recouverts de gravier.
Un des caractères des assemblages du marais, est la spontanéité et le détournement dans l'emploi des matériaux. Les rondins sont souvent en pin, mais ils peuvent aussi être remplacés par des poteaux électriques en sapin et parfois même en béton.
Quant aux sacs utilisés pour remblayer les levées, ils sont à l'origine prévus pour l'élevage des huîtres.
Le principe demeure lui toujours le même.
Cet ensemble représente des moments de confrontation avec les marées, où la volonté de maintenir s'exprime de manière illusoire, il faut sans cesse remanier et consolider.
Les paliers successifs composent les rives, leurs niveaux sont toujours au-dessus de la ligne atteinte par la plus haute mer, ces strates viennent ainsi rompre la continuité du sol par des points de tension. Les pontons, exclusivement en bois, sont des assemblages particulièrement flexibles.
Entre deux grandes perches verticales qui permettent l'accostage, un plancher relie le pont du chaland à une cabane ou à la levée. En descendant la mer laissera apparaître une échelle. Subissant sans cesse la force de la marée, le ponton est la construction la plus souple. C'est son apparente fragilité qui fait sa résistance, chaque point de jonction des éléments est une articulation qui lui permet une marge de mouvement.

 

Chenal de l'Atelier à La Tremblade, juin 2001

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Lorsque l'ostréiculteur ramène les collecteurs1 au port, il les dépose sur les levées ou près des cabanes pour en détacher les grappes de très jeunes huîtres, ce travail généralement extérieur est parfois mécanisé.
Il existe plusieurs types de collecteurs selon les techniques de captage adoptées: des pieux en ardoises, des chapelets de coquilles, des tubes ou des coupelles en plastique...
Ces différentes matières s'accumulent près des tables2 quelques mois par an, le long du chenal, les empilements forment des masses plus ou moins opaques au regard.
Les tables sont des tréteaux faits de tiges en fer oxydé, leur emboîtement et donc la répétition des lignes créent une superposition de surfaces ajourées, un agencement de claustras en rouille.
Parmi ces amoncellements, il y a aussi ceux des sacs, à mailles plus ou moins larges, ils sont destinés à recevoir les huîtres tout au long de leur croissance.
Et autour de ce matériel spécifique, viennent s'ajouter toutes sortes de choses, tout ce qui est bon à garder pour plus tard.


1. Les collecteurs sont les supports sur lesquels se fixent les naissains.
2. Les tables ou berceaux sont des structures sur lesquelles sont installés certains collecteurs ou les sacs pour l'élevage.
Dégorgeoir au port de Chatressac à Chaillevette, mai 2001.


 
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De l'autre côté de la chaussée, dans l'axe du ponton, se trouve la cabane qui lui correspond. Celle d'un éleveur-expéditeur est immédiatement reconnaissable par sa taille plus importante mais surtout par l'espace extérieur qui lui est contigu.
Avant d'expédier les huîtres, il faut procéder à l'affinage, des claires se trouvent alors souvent dans le prolongement de la cabane à l'arrière. Il faut ensuite les mettre à dégorger, plus proches des bassins maçonnés insubmersibles se vident et se remplissent tour à tour d'eau de mer.
Afin d'éviter l'exposition des coquillages au soleil, une structure en arcs tubulaires au-dessus des dégorgeoirs, se recouvre certains jours, d'une toile ou d'un filet. Mais ils profitent aussi parfois de la couverture de la cabane qui s'étend et forme un abri, et si quelques rayons parviennent à se glisser, un filet suspendu clôt l'espace.
Le textile est un cadre mouvant sur le paysage extérieur, les couleurs de l'image qu'il renvoie sont transformées, ainsi filtrées les teintes deviennent des formes.
Les bassins et la cabane se rejoignent par une série de sols, en gravier pour le passage des engins, en béton pour laver les huîtres avant leur traitement.
Le bâtiment d'un expéditeur est construit de manière cohérente par rapport à leur parcours, du captage à l'emballage, elles vont passer plus d'une vingtaine de fois entre les mains des ostréicultrices, des aller-retour qu'il faut optimiser dans le temps et dans l'effort.
La cabane est donc située sur le trajet entre le ponton, les dégorgeoirs et les claires, parfois légèrement décalée de cet axe, parfois transparente sur toute sa longueur.
Elle est soumise à des normes sanitaires qui lui imposent deux accès, les coquillages à différents stades ne doivent pas se croiser.
Deux espaces distincts divisent l'intérieur : le premier pour les opérations de triage et de calibrage, le sol cimenté permet l'évacuation des liquides, et les murs sont imperméables.

 

Port de Chatressac à Chaillevette, mai 2001

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Le second pour l'emballage, les bourriches vides y sont empilées, puis à l'écart il faut pouvoir y stocker les colis prêts à être expédier. Viennent se greffer ensuite sans communication directe les vestiaires et les sanitaires.
Ces cabanes se déclinent sous diverses formes, elles peuvent être sur un ou deux niveaux. La plupart sont en dur, la maçonnerie est recouverte d'un lait de chaux ou de peinture blanche. Si certaines montrent du bois à l'extérieur, elles le cachent alors à l'intérieur et sous l'enveloppe apparaît la dalle en béton. Les plus grandes unités en bardage métallique, sont souvent situées à l'écart du port profitant d'une plus grande superficie.
De ce côté de la voie, on rencontre aussi les éleveurs, les caractéristiques de leurs cabanes sont alors sensiblement les mêmes que celles que nous avons observées précédemment. Mais à la différence des autres, elles ne sont pas sur pilotis, elles reposent elles aussi sur du béton.
Le port ostréicole se compose autour des déplacements. Les trajets communs et parallèles, du chenal et de la voie sont ponctuellement interrompus par des parcours individuels vers les cabanes. Un assemblage où chacun inscrit sa propre cohérence, où l'espace public est largement investi et qui semble à première vue complètement désordonné et hasardeux.
Les épaisseurs s'ajoutent et créent un jeu de vide et de plein, celle du chenal, puis de la rive, de la voie, de la cabane, des bassins et enfin les claires qui se mêlent à l'espace du marais. La perception de cette profondeur est possible parce que le regard peut passer à travers les cabanes et parce qu'elles sont rarement construites les unes contre les autres.
Il y a toujours un passage, un interstice qui pose un cadre plus ou moins large sur le paysage mais confronte chaque fois son faible relief à la hauteur du bâtiment.
L'autre rive peut être organisée de façon symétrique, comme le reflet de l'autre. Cependant, elle est souvent à peine desservie par un chemin voire pas du tout.
Accessible en bateau elle est construite par des levées, des pontons et des cabanes d'éleveurs.

 
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Cette asymétrie ouvre le port vers les claires, et ce sont alors les objets qui se posent dans le paysage. Chenal de l'Atelier à La Tremblade, juillet 2001.
Lorsque la mer monte, elle entraîne le marais dans son mouvement.
Les parcs sont inaccessibles, alors on aperçoit les véhicules circuler entre les claires, chacun s'activer dans les cabanes grandes ouvertes en été ou sur les rives des chenaux. Mais c'est en hiver, avant les fêtes que l'ambiance est surprenante. Les familles se rassemblent, les drôles1 sont là eux aussi, tout le monde donne un coup de main, et les saisonniers arrivent en renfort. Les cabanes restent allumées tard dans la nuit. Dans une atmosphère conviviale, les colis sont préparés pour être envoyés dans l'urgence.
Dans le même temps que cette mobilité manifeste des êtres, l'eau exerce sa force sur les choses. Mais ce n'est pas sur l'instant que nous pouvons l'observer, elle n'est démonstrative que dans la durée.
Aucun bruit, juste quelques ondulations, elle semble toujours être montée dès que notre attention en a été détournée. Et au fur et à mesure, les effets deviendront perceptibles.


1. En Charente, les drôles sont les enfants. Vue depuis le viaduc, juillet 2001.

 

L'étale

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L'étale est la représentation réelle mais passagère d'une illusion.
L'absence soudaine de mouvement de la mer pourrait laisser croire à un possible arrêt du temps. Cette impression est due à la confusion entre les deux notions, le temps et sa manifestation première: le mouvement. Et lorsque le marais inspire une certaine intemporalité, cela est dû à l'apparente immobilité du paysage.
Si nous ne voyons pas les éléments en train de bouger, nous pouvons constater leurs déplacements. C'est en observant la succession de ces états que nous prenons conscience d'un temps chronologique. Parallèlement, s'ajoute la marée qui induit la notion de cycle par sa répétition perpétuelle, mais cette conception du temps fait abstraction du principe de causalité et de son caractère irréversible. Les phénomènes se reproduisent mais ne sont jamais tout à fait les mêmes. Les événements récurrents s'inscrivent dans un temps linéaire qui s'écoule inexorablement du passé vers l'avenir.
Et si le temps physique est uniforme, celui qui nous intéresse ici est le temps vécu, celui du marais. Il ne peut s'observer qu'à partir de l'autre, ici dans un temps donné, nous ne comptons pas le même nombre d'instants qu'ailleurs.
Ce temps élastique est subjectif, il varie avec l'intensité et la signification pour chacun des évènements qu'il est en train de vivre1.
Le marais n'est pas une personne.
Le temps vécu est celui des gens du marais.
Et il influence le notre (en dehors de tout ce qui nous affecte personnellement), par un système de signes, un langage.

Le temps est un feu qui me dévore. Mais je suis le feu. Jorge Luis Borges.


1. Journal de l'exposition "Le Temps, vite" au Centre George Pompidou 2000, La question du temps, Etienne Klein. Collecteurs à Bourcefranc, janvier 2001.


 
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Appréhender ce lieu revient donc à saisir la façon dont il est vécu par ceux qui le créent, de lui reconnaître un langage (parlé et construit) pour enfin comprendre notre propre perception.
Pour Saint-Augustin, le temps vécu est celui de la conscience (ou de l'âme). Elle est caractérisée par trois présents, celui de son attente, qu'on nomme le futur; celui de son intuition immédiate, qui constitue le présent; et celui de son souvenir, qui livre son passé.
Ainsi l'histoire objective des faits nous importe peu, mais ce qui en a été retenu, c'est à dire, la mémoire. Ce n'est donc pas dans les livres que j'ai recherché le passé du marais de la Seudre, mais dans la rencontre. En écoutant les témoignages devant les cabanes ou près des claires, j'ai eu l'impression de voir se former le paysage sous mes yeux.
Ils racontent que tout a commencé par la pêche à pied sur les rochers près de Marennes, où les huîtres attendaient simplement d'être ramassées. Elles étaient plates et portaient déjà le nom du bourg. Leur réputation attirait les courtiers à chaque grande maline. Ces jours là, toute la famille partait pêcher sur son territoire. Au fur et à mesure, les huîtres étaient emportées quotidiennement par paquets pour être trier plus tard et stocker sur le rivage.
Ils disent que c'est pour faire grossir les plus petites, qu'ils ont cherché à construire des bassins en pleine mer. Mais ils ont été accusés de gêner la navigation. Ils se sont alors diriger vers les terres, mais pour les paysans et les sauniers, les huîtriers devaient rester sur la côte. Leur obstination les a conduit à poursuivre malgré tout, leurs constructions en façonnant des digues à marée basse.
Et peu à peu, la terre a tellement gagné sur la mer que des arrêtés les ont contraints parfois à démolir. Puis, la saliculture a commencé à décliner, et les sauniers se sont eux aussi tourner vers les huîtres en transformant leurs salines en claires.
L'ambivalence de ce métier crée des ambiguïtés dès le commencement. La difficulté à se situer par rapport à la ligne du rivage n'est pas juste un phénomène spatial, il est aussi social.

 

Chenal de l'Atelier à La Tremblade, juillet 2001

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Trouver sa place dans un lieu où chacun revendique la sienne les a conduit à faire abstraction de ce qui se passait autour et à définir des espaces où le premier arrivé est propriétaire.
L'équilibre de cette organisation interne s'est trouvé à force de discutions et de querelles mais il a surtout été fragilisé par les désaccords avec les administrations. Et lorsque les Affaires Maritimes leur concèdent finalement des droits d'usage de l'estran contre redevances, ils comprennent mal le fait de ne pouvoir les revendre à leurs successeurs.
Aujourd'hui encore les limites du domaine public maritime sont mal définies. L'exemple le plus significatif concerne les claires sartières qui bordent la Seudre et qui sont séparées des autres à terre par la digue Richelieu. A l'époque de la construction de la Citadelle de Brouage (port de commerce du sel au nord de Marennes), l'état ayant besoin d'argent les revend aux particuliers.
Les propriétaires ont donc des actes notariés pour des terrains qui sont inondés à chaque grande marée. Les ostréiculteurs reconnaissent leur caractère subversif et individualiste, ils l'expliquent par leur passé et leur quotidien. Dépendre du rythme de la mer, des aléas climatiques, leur semble être une évidence; mais ils ont toujours recherché leur autonomie par rapport aux règles de la société, qui sont selon eux mal adaptées et parfois incohérentes.
Le marais se dessine par un enchevêtrement de frontières, et si nous pouvons deviner où il commence à terre, personne ne sait très bien comment et où il se finit.
Le paysage que nous rencontrons traduit la façon dont il est vécu en produisant des signes qui pourraient constituer une forme de langage.
En réalité nous pourrions en reconnaître deux sortes, l'un parlé et l'autre construit; tous deux indissociables parce que la particularité du marais est qu'il n'y a pas d'intermédiaire entre ceux qui l'habitent et le parlent, et ceux qui le construisent.

 

Cabanes Paul Klee, 1929

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Nous pouvons déjà apercevoir le caractère équivoque du lieu dans notre façon d'en parlé, par exemple: les champs de claires, les jardiniers ou paysans de la mer... Des expressions qui, chaque fois, unissent et distinguent le terrestre et le maritime.
Les esquimaux disposent de nombreux termes pour désigner la neige, de la même façon les gens du marais expriment chacune de ses subtilités par un vocabulaire adapté. Et il leur ait possible de choisir dans une quantité incroyable de mots, celui qui va décrire le plus précisément l'état de la mer, celui de la vase ou l'huître qu'ils ont sous les yeux.
Parmi ces choix lexicaux, il en est un qui intrigue et que nous avons évoqué précédemment: le choix du mot cabane.
Pour le comprendre et en saisir la signification, il semble intéressant d'observer la structure du langage. Cela nous amène, dans un premier temps, à distinguer la langue, qui est un système, de l'usage particulier qu'un individu en fait, la parole.
La langue est un potentiel qui va permettre et régir la parole, c'est à dire l'acte, la composition. Elles seraient respectivement, un réel constructible et la réalité construite. Mais celle ci suppose la présence d'un sujet, ce qui introduit l'énoncé et l'énonciation. Elle est une initiative intentionnelle de celui qui parle, elle est un acte de discours, qui, comme tel vise à accomplir quelque chose.
Le vocabulaire d'une langue ne peut-être assimilé à une nomenclature que nous posons sur les choses, le niveau lexical constitue un système de signes.

Le signe a deux faces: le signifié qui est le contenu, et le signifiant qui est l'expression. En linguistique, le signe a deux caractères primordiaux:
1.Il est arbitraire, il n'y a pas de relation, de motivation entre le matériau qui sert à signifier (le signifiant) et le signifié.
Il n'y a aucune connexion naturelle entre certains sons articulés et certaines idées (car en ce cas, il n'y aurait qu'une langue parmi les hommes), mais il y eut une institution arbitraire en vertu de laquelle tel mot a été volontairement le signe de telle idée1.
2.Le signifiant est linéaire. Il est une suite phonématique qui se déploie dans le temps.


1. Nouveaux essais sur l'entendement, Leibniz. Port Paradis, chenal de Recoulaine à St Just Luzac, août 2001.


 
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La langue est fixe mais subit les altérations du temps, ce qui laisse le statut du signe dans une situation paradoxale: l'arbitraire dans lequel le choix est libre et le temps qui fixe le choix.
C'est parce que le signe est arbitraire qu'il ne connaît d'autre loi que celle de la tradition et parce qu'il se fonde sur la tradition qu'il peut être arbitraire1.
C'est par ce statut paradoxal que le signe peut s'altérer, parce qu'il se continue et que le principe d'altération se fonde sur le principe de continuité.
Et cela conduit toujours à un déplacement du rapport entre le signifié et le signifiant.
Dans le marais, si le signifiant cabane perdure, alors que son signifié a évolué, c'est parce qu'il induit des notions auxquelles les ostréiculteurs sont attachés.
Que perdraient-ils en utilisant, par exemple, les termes de bâtiment ostréicole?
Ils ont d'abord construit des abris sur le rivage pour ranger les outils, c'est lorsqu'ils se sont mis à travailler dedans et qu'ils les ont transformés, qu'ils ont parlé de cabanes.
L'abri est dans la cabane, mais elle n'est pas juste un abri. Elle a intégré ce signe, déjà porteur de sens, pour l'associer à autre chose.
Dans travailler dedans, on retrouve les concepts d'atelier ostréicole et de refuge qui permettent de comprendre des aspects importants de la cabane.
Le premier est un repère pour l'ostréiculteur, en revenant des parcs en mer c'est là qu'il reviendra pour trier les huîtres, c'est aussi là qu'il entrepose son matériel et qu'il amarre son bateau; il indique donc un lieu et son espace.
Le second pose les limites d'un intérieur et invite à un mouvement de repli.
La cabane est devenue un coin dans le marais.
Mais elle laisse encore entendre autre chose.


1. Cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure. Mornac, juillet 2001.


 
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C'est donc peut-être moins dans le construit et plus dans l'acte de construire que nous pouvons entrevoir des réponses à la question posée; c'est à dire dans la parole, et donc dans le mythe de la cabane.
Le mythe est un mode de signification, il ne se définit pas par l'objet de son message, mais par la façon dont il le profère1.
Il est un système particulier qui s'édifie à partir d'une chaîne sémiologique qui existe avant lui, son signifiant (forme) est déjà un signe (sens), qui va se mettre en rapport avec un signifié (concept) pour produire un signe mythologique.
Il n'a pas la vérité pour sanction: rien ne l'empêche d'être un alibi perpétuel: il lui suffit que son signifiant ait deux faces pour disposer toujours d'un ailleurs: le sens est toujours là pour présenter la forme, la forme est toujours là pour distancer le sens1.
Ce que les ostréiculteurs ont peur de perdre semble relevé du confidentiel (méconnu et reconnu), du bricolage (au sens positif du terme). Ils expriment ainsi une résistance à la technologie, qui n'est peut-être plus assez inventive.
A l'origine de la cabane, il y a l'approche du bricoleur; peu à peu un médiateur s'est glissé entre la construction et l'usager.
Celui que Claude Lévi-Strauss appelle l'ingénieur, se place au niveau du concept, c'est à dire quelque chose qui se veut complètement transparent à la réalité.
Le bricoleur lui, se situe du côté du signe qui dénote une certaine humanité. Sa démarche repose sur l'assemblage d'objets hétéroclites dont le choix est spontané. Les éléments ajustés existent déjà, ils sont précontraints, c'est parfois le détournement qui introduit une part d'irrationnel dans la cabane.
La surprise d'une personne de l'extérieur n'est pas seulement due au glissement de ce signe dans le temps; il semble que le signifié n'ai jamais été ici, le même qu'ailleurs. Une des premières images qui nous vient à l'esprit en pensant à la cabane est celle de la fragilité. Mais ici ce n'est pas elle qui est fragile, c'est le milieu qui fragilise, la cabane comme le bâtiment ostréicole.

 

Chenal de Coux à La Tremblade, août 2001

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Le sentiment de l'éphémère est donc ici exprimé par le marais. Si nous avons l'impression de le ressentir à travers la cabane, c'est dans le cas particulier de l'abandon.
L'absence d'entretien régulier, de réparations, de consolidations, entraîne la ruine, et ici plus rapidement qu'autre part.
Avant de ne devenir qu'une trace, elle nous révèle le passage du temps compté par les assauts de la mer.

 

Chenal de l'Atelier à La Tremblade, juin 2001

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Le reflux.
En se retirant, la mer emmène les chalands vers les parcs, le parcours est évalué en temps, il faut arriver avant la marée basse pour travailler le plus longtemps possible. Certains ont installé leurs collecteurs sur les rives de la Seudre, mais la plupart se prépare à rejoindre les bancs du pertuis. Chacun estime alors la durée de son trajet. D'amont en aval, les départs s'enchaînent.
Les ports se vident littéralement. Les cabanes se ferment, les pontons sont solitaires, et peu à peu les chenaux gagnent de la profondeur.
Le temps de cet abandon dépend du coefficient de la marée. Si le degré monte, l'estran se découvrira d'avantage.
Mais il est aussi fonction de la force et de la direction des vents. S'ils soufflent de Nordé (Nord-est), la mer se retirera plus que prévu, de Suroît (Sud-ouest), ce sera le contraire et ils rentreront plus tôt. Le sol se découvre, les tables apparaissent et les chalands se posent sur la vase. Le travail se fait dans l'urgence, chaque geste est rapide et précis, parce que le temps est compté et que les parcs sont dispersés. La perception du marais change complètement en chaland.
La première fois que je suis montée à bord, il m'a semblé que l'ostréiculteur ne pouvait pas deviner à quel point tout devenait plus clair et plus facile dans ma vision et ma pratique du lieu. La Seudre apparaît dans sa continuité, tous les fragments aperçus sont resitués et assemblés.
A terre, le parcours est ralenti par l'étroitesse des chemins et la complexité de leurs agencements. Sur l'eau, la vitesse croît avec la largeur des bras de mer jusqu'à en faire défiler le paysage.
Le marcheur est spectateur de la marée, le navigateur lui, dépend de la dynamique de cette force pour chacun de ses déplacements.
Et elle conditionne aussi chacun de ses points de vue. Dans un chenal à bord, lorsque l'eau est perdante, l'horizon se mêle aux cabanes. Tout ce qui est lointain est cadré par les rives de chaque côté.

 

La Seudre, juin 2001

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Du chenal vers la Seudre et enfin le pertuis, les images se succèdent et les lieux se distinguent par les échelles du temps et de l'espace, mais aussi par des seuils de températures. A chacune de ces trois étapes, il fait toujours un peu plus froid.
La dernière limite est marquée par le passage sous le viaduc qui relie Marennes et La Tremblade.
En dehors de cet objet, la structure du marais ne privilégie pas un mode de déplacement par rapport à un autre, c'est à lui de s'adapter en fonction de la situation. Tout ce que l'eau sépare, elle le relie aussi d'une autre manière.
Elle est une frontière physique mais aussi administrative, à toutes les échelles, celle des propriétés, des ports, des communes et enfin celle des deux communautés de communes situées sur chaque rive de l'estuaire.
Rive droite, Marennes, St Just-Luzac, Nieulle sur Seudre et Le Gua, font partie de la communauté de communes du Bassin Marennes-Oléron. De ce côté là, la surface de marais est très étendue, elle transforme deux petits villages en îles près desquelles se sont regroupés les ostréiculteurs (Artouan et port Paradis à Souhe). Hormis le port de La Cayenne à Marennes et ces deux endroits, les quelques exploitations sont dispersées dans le paysage.
Rive gauche, La Tremblade, Arvert, Etaules, Chaillevette, Breuillet et L'éguille, appartiennent à la communauté de communes du Pays Royannais. L'activité ostréicole y est plus importante mais la superficie moins grande. Les cabanes se rassemblent près de chenaux plus ou moins espacés, ces lieux sont: la Route Neuve et la Grève, Coux, la Grève à Duret, Orivol, Les Grandes Roches, Chatressac et Chaillevette, Mornac, et enfin L'éguille.
Cette rive entre dans le cadre du Schéma directeur de la presqu'île d'Arvert qui cherche à maintenir l'équilibre entre développement et protection.

 
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Les onze municipalités se partagent ainsi le marais de la Seudre autour de neuf chenaux. Dans certains ports ce découpage mène à d'étranges situations dans lesquelles la cabane qui est juste de l'autre côté de l'eau, est aussi sur une autre commune.
Les règlements des plans d'occupation des sols sont tous soumis à la loi Littoral, l'ensemble du marais est répertorié en espace remarquable, il est considéré comme zone naturelle d'intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF).
En bordure de la Seudre, les claires sont classées pour la plupart, en zone NCor, protégée en raison de la valeur des activités ostréicoles ou aquacoles, et de la qualité remarquable de son paysage. Des aménagements légers y sont autorisés, tels que, ceux qui sont nécessaires aux exploitations ne créant pas de surface hors œuvre nette, ainsi que des locaux d'une superficie maximale de 20 mõ de SHON.
La difficulté à laquelle les ostréiculteurs sont confrontés, est qu'un décret datant du mois de décembre 2000 a remplacé les mots surface hors œuvre nette par surface hors œuvre brute. Il leur est désormais, presque impossible de construire.
Les ports sont reconnus en zone UP, elle correspond aux limites de l'activité portuaire et des équipements qui lui sont liés. D'une manière générale, elle appartient au domaine public maritime remis en gestion ou concédée à des collectivités publiques. Les constructions ou installations peuvent être l'objet de conventions d'occupation qui précisent si nécessaire les conditions d'utilisation du sol.
Ainsi les cabanes abandonnées par les ostréiculteurs sur le chenal de l'Atelier à La Tremblade, sont aujourd'hui réhabilitées. Elles font l'objet d'une autorisation d'occupation temporaire accordée par la commune à des non professionnels, et soumise à un cahier de prescriptions.
Un schéma de mise en valeur de la mer a été réalisé, mais est actuellement en suspens. Certaines municipalités ont refusé de le signer, notamment parce qu'il interdit toute modification des claires sartières. Celles ci ne sont plus utilisées, les taillées trop étroites ne permettent pas d'y accéder autrement qu'à pieds avec une brouette.

 
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Il est aussi question que le marais entre dans le réseau européen Natura 2000, ce qui semble inquiéter les ostréiculteurs que j'ai rencontrés. La directive Habitats doit contribuer à assurer la diversité biologique par la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage sur le territoire européen. L'organisation générale du marais est particulièrement complexe, il est devenu un lieu d'enjeux écologique et économique, où les différents points de vue sont difficiles à concilier.
Ce site est un lieu divisé, et pourtant nous pouvons lui reconnaître une identité. Et ce que nous pouvons aussi ajouter maintenant, c'est que l'utilisation du mot cabane dans le marais exprime aussi une résistance par rapport aux normes imposées (européennes entre autre), la peur de perdre cette identité, et que finalement nous n'observions plus cette localité.
En France, la superposition des collectivités territoriales - communes, entités urbaines, départements, régions et les nombreuses combinaisons horizontales, syndicats mixtes, syndicats intercommunaux à vocation unique, syndicats intercommunaux à vocation multiple, districts, communautés de communes et communautés urbaines - ont favorisé une approche plus rationnelle et sans doute plus efficace, mais paradoxalement de plus en plus abstraite et détachée des lieux. Les modèles de gestion du territoire, donc du local, quel qu'en soient les dimensions, ne mènent ni à la valorisation patrimoniale des lieux, des routes et des richesses, ni à leur inscription dans des paysages, puissances d'image par excellence, mais à leur effacement au bénéfice d'une distribution fonctionnelle1 .
Avec l'application de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, nous pouvons penser que cette notion sera prise en compte dans le plan local d'urbanisme et le schéma de cohérence territorial.


1. De l'essence immatérielle de la richesse, Jacques Beauchard.

 

La Seudre, août 2001

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Conclusion.
Le réseau des entreprises ostréicoles contribue au maintien des richesses économiques, environnementales, et culturelles du marais. Ces structures isolées économiquement sont confrontées à des facteurs extérieurs qu'elles ne maîtrisent pas tels que le développement de la circulation des produits d'élevage (les huîtres captées en Charente sont ensuite amenées en Bretagne où leur croissance est plus rapide, elles reviennent parfois pour l'affinage), la dégradation de l'environnement marin, la mise en place de réglementations européennes, la concentration des moyens de distribution…Mais même si ces dernières années, les plus petites exploitations ont commencé à disparaître; il semble qu'aujourd'hui ce phénomène se soit stabilisé, le nombre de claires utilisées reste sensiblement le même, et les entreprises sont encore majoritairement de types familial et saisonnier. Par ailleurs, des expériences sont menées avec IFREMER pour baisser le coût de production (le plus élevé en France), le but étant de permettre l'élevage en pleine mer au nord de l'île d'Aix.
Parallèlement, l'activité touristique dans le pays Marennes-Oléron et le pays Royannais attire de nombreux visiteurs en période estivale. Elle repose traditionnellement sur l'attrait de la plage, de la mer et du soleil.
A cet aspect purement balnéaire se mêle peu à peu un tourisme soucieux de découvrir et d'échanger. En observant le marais puis ce qui s'y passe tout autour, nous pouvons penser que la rencontre est possible. Pour concevoir le développement de ces deux activités en complémentarité, il faut alors susciter des initiatives de la part des ostréiculteurs. Il semble qu'ils soient ouverts à cette perspective (des associations se sont crées dans ce sens), il ne reste plus qu'à leur en offrir l'opportunité.
Le marais de la Seudre est une entité par nature.
Ce qu'elle inspire intuitivement est la notion d'appartenance. Le moindre événement entraîne une réaction des êtres et des choses. En respectant ce principe de solidarité, qui me semble être en parti l'essence de ce lieu, mon intérêt est de comprendre comment l'architecte peut intervenir pour rechercher, dans son propre langage, un signifié qui semble échapper.

 

Cabane au port de Chatressac à Chaillevette, mai 2001

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Bibliographie
Livres :
Médiance de milieux en paysages d'Augustin Berque, éditions Géographiques Reclus, 1990
L'empire des signes de Roland Barthes, éditions d'Art Albert Skira S.A., 1970.
Mythologies de Roland Barthes, éditions du Seuil, 1957.
Le degré zéro de l'écriture de Roland Barthes, éditions du Seuil, 1972.
Le génie des cabanes de Marie-France Boyer, éditions Thames & Hudson, 1993.
Le baron perché d'Italo Calvino, éditions du Seuil, 1959.
Dialogues de Cornélius Castoriadis, éditions de L'aube, 1999.
L'étude des paysages, essais sur leurs formes et leur histoire de Gérard Chouquer, éditions Errance.
Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, éditions Payot, 1974.
Les échelles du paysage, Ecole Régionale des Beaux Arts de Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1993.
Le paysage littoral, Ecole Régionale des Beaux Arts de Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995.
Klee dessins de Christian Geelhaar, éditions du Chêne, 1975.
La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, éditions Plon, 1962.
Le geste et la parole, technique et langage & la mémoire et les rythmes d'André Leroi-Gourhan, éditions Albin Michel,1965.
Ecologie des pays charentais coordonné par Jean-Louis Neveu, éditions le Croît vif,1999.
La théorie du paysage en France sous la direction d'Alain Roger, éditions Champ Vallon, 1995.
Le paysage et la mémoire de Simon Schama, éditions du Seuil, 1999.
Les symboles du lieu, l'habitation de l'homme dirigé par Constantin Tacou, cahier n°44, éditions de l'Herne, 1983.

 

Articles :
Le temps, vite, Exposition et catalogue Centre Georges Pompidou, janvier-avril 2000.
Le temps en chantier, revue l'Architecture d'Aujourd'hui n°331, nov-déc. 2001.
La cabane, revue l'Architecture d'Aujourd'hui n°328, juin 2000.
De l'essence immatérielle de la richesse de Jacques Beauchard, Laboratoire de sciences sociales, Université Paris 12, juin 1997.
Littoral 95, actes du colloque international Continuités et ruptures sur les littoraux européens, Cahier Nantais n° 47-48, Ouest éditions, 1997.
L'huître des Charentes, revue Xaintonge n°3.
La Seudre, présentation du bassin de marais, IFREMER.

 

Documents :
Cahier des prescriptions pour la réhabilitation des cabanes ostréicoles anciennes, Ville de La Tremblade, 1993.
Chantier ostréicoles et intégration paysagère, Conseil d'Architecture d'urbanisme et d'environnement du Morbihan, avril 1995.
Guide de l'Architecture ostréicole en Charente-Maritime de Sophie Blanchet, Direction départementale de l'équipement 17, février 1997.
Devenir des cabanes ostréicoles, extrait du registre des délibérations de la Section Régionale Conchylicole Marennes-Oléron, octobre 2000.
Plans d'occupation des sols des 11 communes.
Schéma directeur de la presqu'île d'Arvert, 1973-1991.
Schéma de Mise en Valeur de la Mer sur le littoral charentais, Préfecture de la Charente-Maritime, Direction départementale de l'équipement.
Loi Littoral, feuillet 141, Dictionnaire Permanent Construction et Urbanisme.
Décret n°2000-1272 du 26 décembre 2000, Ministère de l'Equipement, des Transports et du Logement.
Monographie conchylicole du quartier Marennes-Oléron, Ministère de l'Equipement, des Transports et du Logement, 1998.
Décret n°94-340 du 28 avril 1994 – Arrêtés du 12 juillet 1994 et 28 février 2000, Ministère de l'Agriculture et de la Pêche.
Dossier d'agrément d'un établissement conchylicole, Ministère de l'Agriculture et de la Pêche, Direction des services sanitaires de Charente-Maritime.
Et surtout, toutes les personnes rencontrées dans le marais et autour.
Je remercie :
Corinne, Laurent et leurs deux enfants, pour la découverte de la Seudre en Chaland, et les visites des cabanes de toute la famille.
Le vieux monsieur du passage à niveau de Plordonnier d'avoir spontanément entrepris de retourner dans son marais pour me le raconter.
Dominique et Jacques, pour leurs explications sur les travaux d'extension de leur cabane, Laurent pour le vol en ULM.
Les ostréiculteurs abordés qui ont toujours pris un moment pour m'éclairer.
Et enfin chacune des administrations pour le temps et l'intérêt qu'elles ont accordés à cette étude.

 

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