Anne Bouyer, relieuse
A Brouage où le présent a toujours des accents du passé, le Conseil général de Charente-Maritime a favorisé l'installation d'artisans et d'artistes à la Vitrine des Métiers d'art, rue de Québec. Interpelés par l'appellation Médecin du livre, on pousse la porte et on découvre le « docteur » Anne Bouyer, issue de l'Ecole Estienne, au milieu de ses « livres malades de vieillesse » et de ses nouvelles créations, toutes de cuir vêtues...
Un patient attend justement son tour sur la table de l'atelier : un Saint-Nicolas, journal illustré pour garçons et filles de l'année 1908, plus que malmené par les garnements de plusieurs générations. Résultat : le dos de la couverture a disparu, de nombreuses feuilles sont volantes, il y a des manques dans les pages, des cahiers sont décousus... Mais rien ne fait peur à Anne Bouyer : « Le Saint-Nicolas va me demander au moins une semaine de travail à temps plus que complet !... » Bien sûr pas question de compter ses heures et on est très loin des 35 heures par semaine ! « Être relieur, c'est une passion dévorante. Mais 26 ans après, si c'était à refaire, je referaistout sans problème. Avec les joies et avec les galères, car il y en a eu ! » Avoir fait Estienne, comme on dit dans les Arts créatifs, est un passeport en soi. L'École supérieure des arts et industries graphiquesd'Estienne est une référence et n'y entre pas qui veut... Anne y a préparé un diplôme des métiers d'art, option reliure/dorure.
Alors la technique pour guérir Saint-Nicolas des outrages du temps et des enfants ? « Il va falloir d'abord tout mettre à plat, au sens propre et au sens figuré. Débrocher toutes les feuilles, défroisser, repasser, mettre sous presse les cahiers que l'on peut conserver, sinon reconstituer les cahiers d'origine avec les feuilles éparses en refaisant un montage sur onglet. »
Et comment réparer et combler les vides du papier ? « Reconstituer tous les manques prend beaucoup de temps... J'ai un stock de vieux papiers, des magazines, des cahiers, des feuilles libres que j'ai trouvées au hasard, dans des greniers, en brocante. Je cherche le papier qui va correspondre exactement à la couleur de la feuille à réparer. Mais la couleur n'est pas le seul paramètre... Il faut aussi que le grammage du papier soit identique, que son grain, son toucher, le soient aussi. Une fois le bon élément trouvé, on découpe la même forme que la lacune sur la table lumineuse, puis on colle avec une colle neutre la tranche du papier. C'est du rapiéçage comme en couture ! Après je lisse, je laisse sécher entre deux feuilles de papier de soie (pour les petites réparations, le mieux que j'ai trouvé est le papier pour rouler les cigarettes !) et je remets sous presse. Cette technique simple est idéale pour réparer chez soi facilement des feuilles déchirées. Surtout pas ruban adhésif ! »
La couture continue ensuite quand on veut attacher à nouveau tous les cahiers ensemble... Fil de lin, aiguille... « Là encore j'ai une astuce pour que le fil ne quitte pas le chat sans prévenir : un petit noeud à la base même de l'aiguille avec le fil de couture et c'en est fini des enfilages difficiles ! »
Vient ensuite l'étape « cousoir », l'outil indispensable à tout relieur. C'est un appareil en bois qui maintient en tension les ficelles pendant que le relieur coud les cahiers avec le fil de lin. Les différentes formes de couture peuvent y être pratiquées : couture à la grecque, couture sur nerfs comme pour les anciens manuscrit dont les dos recouverts de cuir montrent bien en relief le passage des nerfs.
Une fois ces opérations menées à bon terme, il faut s'occuper de la couverture. Pour le Saint Nicolas, elle est très abimée. La technique va consister à sauvegarder tout ce qui peut l'être en détachant soigneusement la toile rouge du carton qui lui sert de support, en faisant attention aux gaufrages, ces magnifiques décors dorés. Anne continue son travail : « Je vais ensuite recoller l'ancienne toile sur une nouvelle percaline, rouge, bien entendu. Aux endroits où la toile n'est pas abîmée, je ferai des retouches de peinture pour tissu pour éliminer les tâches blanches, dues souvent à l'eau, et je la recollerai, toujours avec une colle neutre ». Retour sous la presse. La reliure est décidément une école de patience ! Un autre manuscrit aurait peut être nécessité une recherche de cuir. « Le travail n'est jamais identique, chaque livre est une aventure en soi. On ne risque pas de tomber dans la routine ! »
A côté des livres malades, les créations sont aussi une bonne part du travail d'Anne Bouyer. Livres de naissance, aux couvertures brodées au prénom de l'enfant à naître avec un dessin choisi (compter une soixantaine d'euros), livres de mariage comme celui en forme de coeur, magnifique, qui peut se transformer en objet-sculpture à mettre en évidence entre deux plaques de plexiglass, livres d'art...Un partenariat s'est d'ailleurs instauré de lui-même car le mari d'Anne, Jacques Lebaud-David est photographe. Il lui procure de magnifiques occasions de créer des reliures originales plus ou moins sophistiquées. Clichés pour l'un, mise en page, recherche des matériaux et reliure pour l'autre. Une belle collaboration !Ainsi sont nés des livres comme celui de La Rochelle, un travail sur les reflets dans le port, tirés à dix exemplaires, les Eglises romanes d'Aunis et de Saintonge ou Les Fleurs des Marais par exemple, avec une préface de Michel Lis, le jardinier-journaliste charentais.Tous font l'objet de reliures très sophistiquées, reprenant notamment pour celui sur les fleurs des marais, le thème de l'iris jaune en couverture, réalisé à base de différentes épaisseurs de papiers de soie formant en relief les pétales de la fleur, les plats et pages de garde étant quant à eux habillées de papier vert formant en nervures les feuilles d'un iris. Plus abordable, un coffret-carton relié, comprenant au choix deux des trois petits livres édités par les Editions La Rochelle 1573 sur Brouage, Mornac et Les Fleurs des Marais, sera également disponible pour les fêtes de fin d'année (moins de cent euros l'ensemble).
Alors si l'état de votre livre de chevet laisse à désirer, n'hésitez plus. Après un passage dans les mains expertes d'Anne Bouyer, les feuilles ne s'envoleront plus. Il n'y aura plus qu'à laisser tourner les pages, presque toutes seules...
Texte et photos Elisabeth Weiss-Vaesken.