Chahut à Notre Dame
Le public était rassemblé au soir du 1er avril 1967 dans l'église Notre-Dame, pour un concert donné par l'Orchestre National de l'O.R.T.F., dirigé par Maurice Le Roux. Il faisait froid, l'église paraissait tout à coup trop petite. Après une première partie tranquille mais un peu monotone (Masson, Lenot, Takemitsu), les musiciens de l'Orchestre National, divisés en vingt groupes de cinq ou six, se dispersèrent à travers l'édifice, sous les voûtes latérales des promenoirs qui ceinturent l'église, pour s'installer dans des sortes d'alvéoles inconfortables et glacées, à des hauteurs différentes. Le public attendait impatiemment que les musiciens aient gravi, qui les soixante-dix marches de l'escalier en colimaçon menant à la première galerie, qui les cent-trente marches nécessaires pour atteindre le niveau supérieur.
Maurice Leroux dirige l'Orchestre National
Polymorphie de Michel Decoust, 31 ans, élève de Louis Fourestier, Darius Milhaud, Olivier Messiaen, était une commande du ministère des Affaires Culturelles, composée spécialement pour la « cathédrale de Gillet ». La partition était écrite en « forme ouverte », pour vingt ensembles totalement indépendants qui « se juxtaposent, interfèrent, s'intègrent, se croisent, s'influent » (tels sont les termes du programme). C'est avec gourmandise que les auditeurs, avides de nouveautés, s'apprêtaient à déguster cette spatialisation inouïe des sons musicaux dans un lieu adéquat. Visuellement, les musiciens étaient quasi fantomatiques. On vit Maurice Le Roux, entre deux assistants, debout face à une table munie de boutons et d'ampoules électriques. Le chef d'orchestre « presse-bouton » était relié à chaque groupe instrumental par un fil électrique. Pour déclencher la musique d'un ensemble, il lui suffisait d'appuyer sur le bon bouton, une lampe s'allumait alors devant les musiciens qui jouaient la partition écrite, et cessaient dès que l'ampoule s'éteignait. Cette « guerre des boutons » (dixit Georges Auric) était gagnée d'avance, la technique sophistiquée étant une garantie de réussite. Le chef ne suivait pas la partition écrite, mais un schéma établi d'après elle. Tout était prêt (branché ?).
Flûtiste isolé dans une galerie de l'église
L'œuvre débuta enfin. Instantanément, la bataille de Polymorphie est perdue ! Un feu d'artifice aberrant de sons inattendus, incongrus, sort de tous les coins de l'église, sans cohérence, sans coordination, sans logique. C'est l'anarchie, le désordre, un vacarme informe, l'horreur !
Les gens se regardent d'abord en souriant. Bruyamment les rires éclatent bientôt, les spectateurs se parlent à voix haute, on discute entre amis et même on fume. Un brouhaha incontrôlé s'ajoute à la cacophonie de l'orchestre, de plus en plus désordonnée et incohérente. Les instruments à vent tonitruants prennent momentanément le dessus sur les remous de la salle. Le chef, visiblement dépassé, énervé et courroucé, s'excite sur ses boutons. Ses deux assistants l'aident de leur mieux, avec de grands gestes, beaucoup de bonne volonté, mais le temps passe et le désastre est de plus en plus évident.
Au bout de vingt minutes arrive enfin la fin du supplice. Les jeunes « fans » de Decoust applaudissent frénétiquement. Leurs adversaires du jour sifflent, huent. Certains montent sur leur siège. D'autres, enfin, affirment avoir grimpé dans les galeries, pendant le concert, et constaté que les musiciens jouaient n'importe quoi, n'importe quand et en ricanant...
Récit extrait du livre :
Henri Besançon, Festival International d'Art Contemporain de Royan 1964-1977, Éditions Bonne Anse