Pablo Picasso
Pablo Picasso, est venu se réfugier à Royan quand il a appris que la guerre était imminente. Il craignait de subir des bombardements à Paris en ayant une peur maladive après avoir peint Guernica.
Pourquoi choisir Royan ? Parce que son amie Marie-Thérèse Walter et leur fille Maya, y sont en vacances et que c'est un lieu de refuge idéal loin du front. Parti de Paris le 1er septembre à minuit avec dans sa grosse Hispano-Suiza conduite par son chauffeur Marcel, il emmène avec lui sa nouvelle amie Dora Maar, son lévrier afghan Kasbek, son secrétaire et confident Jaime Sabartès et l'amie de ce dernier. Il atteint Saintes au lever du jour et le port de Royan le 2 septembre 1939 à sept heures du matin quand il découvre l'Océan argenté sous le soleil, et ce paysage de calme, de bonheur, lui donne un sentiment de sécurité. Il s'installe à l'hôtel du Tigre, qu'il appelle "de le Tigre", au coin des boulevards Clémenceau et Albert Ier et loue une chambre, assez sombre à cause du feuillage des arbres devant les fenêtres, comme atelier dans la villa Gerbier des Joncs, un peu plus loin sur le boulevard Albert Ier, au coin de l'avenue de Bel Air, anciennement boulevard des Abattoirs, aujourd'hui Frank-Lamy, où réside déjà son amie Marie-Thérèse Walter et sa fille Maya âgée de quatre ans.
Le lendemain c'est la déclaration de guerre. Il se met à dessiner et ses premiers dessins sont ceux de chevaux réquisitionnés par l'armée qui se dirigent vers l'abattoir situé tout près de la villa Gerbier des Joncs, sujet qui convient bien à l'angoisse qu'il ressent. Des affiches lui apprennent que depuis le 25 août Royan, ville côtière, est interdite aux étrangers, aussi il doit repartir à Paris pour obtenir les autorisations nécessaires. Il les obtient facilement grâce à un ami directeur-adjoint de la Sûreté Nationale et revient à Royan, où il partage son temps entre ses deux maîtresses la blonde aux yeux bleus Marie-Thérèse et la très brune Dora, tenues totalement séparées et qui s'ignorent au début tout au moins. Elles finissent par apprendre l'existence d'une rivale, cela d'autant plus facilement dans une petite ville que Dora Maar l'égérie des Surréalistes fréquente la femme d'André Breton, également réfugiée à Royan, qui ressemble à Marie-Thérèse Walter et qui a comme elle une petite fille du même âge, aussi de nombreuses personnes à Royan confondent ces deux femmes blondes. Il en résulte quelques frictions qui gênent Sabartès, mais pas du tout Picasso ravi de cette rivalité féminine qu'il attise à l'occasion.
Selon Pierre Cabane son biographe, Picasso apprécie beaucoup cette ville-plage faite pour les vacances, l'insouciance et le bonheur. Le fabuleux décor de théâtre de cette ville anachronique, où le jeu des lumières se joue sur les hôtels en pâtisserie, lui donne la curieuse impression de vivre dans un autre monde, loin des dures réalités de la guerre. La Belle Epoque y a laissé face à la mer des villas tarabiscotées à souhait, modern style, byzantines, médiévales, ou réunissant plusieurs styles à la fois. Le gothique et le normand, qui était également un peu basque, faisaient bon ménage à l'ombre des pins, mais la pinède le long de la Grande Conche, où les propriétaires des villas sont absents, avait l'air d'une ville morte fleurie, pour ses propres obsèques, d'énormes massifs d'hortensias.
Lors de ses promenades, il longe la gare routière avec sa poussière et ses broussailles qui évoque une plaza de toros. Dans le centre grouillant d'activité de la petite ville, il admire les étalages du marché, et apprécie une misérable et sombre petite boutique de brocanteur, qu'il nomme "l'exposition", dans une ruelle près du marché où il achète en particulier des sièges qui lui servent de palettes, des nécessaires de couture pour ses couleurs, des pots pour ses pinceaux, un plateau de porcelaine pour la gouache et l'aquarelle. Il achète également toutes les toiles qu'il peut trouver à Royan et tous les cahiers de dessin de la librairie Hachette. A l'hôtel des ventes qui est "un cimetière de souvenirs domestiques", il se procure un fauteuil qui figurera dans de nombreuses toiles, et un chevalet si minuscule qu'il ne peut utiliser. Il se contente de se servir simplement du dossier d'une chaise, ce qui l'oblige à travailler accroupi. Ce n'est que plusieurs mois plus tard, à la mi-mars 1940, qu'il ramènera de Paris un vrai chevalet.
Chaque matin, un rituel s'établit, Picasso déambule en sandales sur les promenades avec son ami Sabartès et écoute le communiqué militaire au haut-parleur de la radio du café Régent en sirotant de l'eau d'Evian. Lors de ces promenades qui l'amènent du boulevard Albert Ier jusqu'au port, selon les souvenirs publiés par Sabartès qui l'accompagne, la seule chose qu'il n'aime vraiment pas, et c'est un détail plutôt amusant à noter dans ce colloque, c'est le monument à la gloire d'Eugène Pelletan situé devant le port, cette statue vue de dos et à distance le choque par son aspect suspect. Sans que cela soit précisé il est évident que cette statue d'un homme debout pouvait ainsi donner l'impression qu'il satisfaisait un besoin urgent ! Après l'avoir vu continuellement de côté, de face, de loin et de près, elle finit par ne plus lui donner ni enthousiasme, ni déplaisir, c'est comme une verrue sur la promenade et si on l'enlevait, on défigurerait l'ensemble.
Picasso se contente de remplir de nombreux cahiers de dessins avec des croquis marqués par son inquiétude devant la situation qu'il suit de près, il couvrira huit cahiers de dessins à Royan et le plus beau a été publié par les Cahiers d'Art. Ses dessins représentent des têtes de moutons écorchées qu'il achète pour nourrir Kasbek, des têtes de mort, des chevaux menés à l'abattoir, des nus féminins et surtout de très nombreuses têtes féminines déstructurées par la haine ressentie assez souvent pour sa maîtresse Dora Maar qu'il battait parfois au point de la laisser inconsciente, aussi pour elle le séjour à Royan sera un enfer. A noter que le folklore local balnéaire et maritime est très peu présent. Il peint à la gouache Le Boueur qu'il voit de sa fenêtre en train de vider les ordures dans sa charrette, et fait en peinture un curieux portrait de Sabartès en costume de grand d'Espagne du XVI° siècle avec collerette et chapeau à plume, un visage déformé pour lui donner du mouvement, avec le nez d'un côté, les lunettes d'un autre, ce qui amène son médecin royannais de le comparer à une caricature. Il peint aussi un portrait de sa fille Maya et des portraits de femmes, tantôt celui de Marie-Thérèse, tantôt celui de Dora Maar, comme un portrait en pied dans une bourrasque de traits géométriques striés en tous sens, peint le 31 décembre.
Le Café à Royan
Reproduction du musée de Royan
Original : Dimensions : 67 cm x 130 cm - Date : 1940 - Picasso Museum - De Guernica à la guerre
Acquisition : Dation en paiement des droits de succession (1979)
© Succession Picasso 2003 - www.picasso.fr
Dès les premiers jours de 1940, Picasso loue un large atelier très clair, au-dessus des arbres du boulevard, au troisième étage de la villa Les Voiliers, annexe mitoyenne de l'ancien hôtel Palace ou Bristol, anciennement hôtel de Bordeaux, au 46 du boulevard Thiers juste au-dessus du port. Il avait repéré cet atelier lors de ses promenades mais, superstitieux, n'avait pas voulu frapper pour se renseigner, c'est cependant le premier que lui offre une agence proche. Sa propriétaire, Andrée Rolland, a raconté sa rencontre avec ce peintre qu'elle admire. Elle avait hésité à louer à un étranger et quand elle s'en inquiète Picasso lui répond avec un large sourire "Vous faites de la peinture. Alors mon nom vous dira sûrement quelque chose" et il note son nom devant elle, ravie et admirative. Il faut pourtant remarquer qu'à l'époque la réputation de Picasso était plus souvent celle d'un parfait fumiste que celle d'un génie de la peinture. Andrée Rolland nous apprend qu'aucune de ses maîtresses n'était autorisée à y pénétrer, seuls viennent en visite Sabartès et le lévrier Kasbek. A noter que la visite de Kasbek ne se passait pas toujours facilement, ce noble et étonnant chien persan avec sa tête de lévrier, son corps d'épagneul et ses immenses oreilles tombantes déplaisait intensément à Médor, le brave berger landais d'Andrée Rolland, qui l'attaquait à chaque fois.
L'atelier de la Villa Les Voiliers
Picasso a du mal à s'adapter à la lumière éclatante qui règne dans son atelier et à la beauté de la vue. Selon Sabartès, il estime que c'est un magnifique spectacle pour quelqu'un qui se croirait peintre, pour quelqu'un qui serait disposé à se laisser séduire. Il contemple en particulier le soleil couchant sur les palaces et les hôtels de la Grande Conche, les allées et venues du bac et le phare. Tout cela ne l'inspire pourtant pas car il n'est pas un paysagiste, aussi il peint très peu et continue de remplir ses cahiers de dessins. Lors d'un voyage de deux mois à Paris au printemps, il déclare selon ses propres termes "s'emmerder loin de Royan" aussi il peint Les Soles, Les anguilles de mer et L'Araignée de mer, inspirées par la nostalgie du marché royannais.
De retour le 17 mai 1940, Picasso assiste à l'arrivée des foules de l'exode puis de la débâcle, il est de plus en plus inquiet et peint pour se distraire. Il se demande lors d'une longue conversation avec Sabartès ce qu'est l'art, et qu'est-ce qui n'est pas de l'art ? Il se pose des questions sur la beauté et trouve ce mot dépourvu de sens, ainsi il admire pour sa beauté une vieille femme, sale et loqueteuse, entrevue régulièrement avenue des Tilleuls et estime que l'enseigne peinte en métal gris bleuté d'un plombier près de l'avenue Albert Ier, barbouillée par le temps, la pluie et la poussière, est une œuvre authentique digne de figurer dans un musée.
Après l'arrivée des troupes allemandes qu'il voit défiler sous son atelier le dimanche 23 juin 1940, Pablo Picasso supporte mal leur présence, en particulier celle des officiers qui occupent l'hôtel de Paris, juste à côté des Voiliers. Peu après il peint, après en avoir fait de nombreux dessins, l'atroce et monstrueuse Femme nue se peignant, un chef-d'œuvre et l'une des toiles capitales de cette période, qui représente un énorme monstre femelle au corps rebutant avec un balancement agressif des seins, qui donnent une impression de croix gammée, des pieds énormes, la tête déstructurée de Dora Maar; en fait il s'agirait d'une baigneuse assise au bord de la mer inscrite dans une sorte de cellule foncée. Ensuite il peint le 15 août 1940 son plus célèbre tableau de Royan Le Café des Bains, l'un de ses rares paysages qui est la vue depuis son atelier des Voiliers, souvent dessinée, interprétée dans son géométrisme cubiste. Ce paysage, jugé une simple anecdote racontée sans conviction ni effet par André Fermigier, marque en fait une journée historique de Royan, avec le café lui-même où l'on peut remarquer les fenêtres passées au bleu pour occulter les lumières la nuit selon les instructions de la défense passive, mais aussi le port avec son phare, le square Botton et la plage, et surtout avec des promenades désertes sans le moindre promeneur en plein mois d'août car il s'agit d'une journée sinistre dans une ville inquiète où les gens n'osent pas sortir de chez eux après qu'une sentinelle allemande ait été tuée la nuit précédente au Golf-Hôtel et des otages du conseil municipal arrêtés.
Le soir même, une balle sans doute tirée par un avion pénétrait dans l'appartement situé au-dessous de son atelier, cette affaire attire l'attention de la police et des occupants sur la condition d'étranger de Picasso, déjà en butte à la méfiance des édiles xénophobes de la mairie peu admiratifs de cet artiste anarchiste, facilement classé décadent et scandaleux.
Son caractère inquiet et superstitieux l'amène à paniquer quand un officier allemand l'interpelle dans la rue pour lui demander tout simplement, et très poliment, de lui préciser quelle est la race de son chien, aussi dès le lendemain, 24 août 1940, il quitte définitivement Royan pour rentrer à Paris. Il regrettera longtemps son atelier dont il finira par résilier le bail en 1942 et il ne pourra jamais le revoir car il sera complétement rasé lors du bombardement du 5 janvier 1945.
Guy Binot