Larry Hagman
Article publié le 5 décembre 2012
Texte et photos Georges Dupont
Larry Hagman et moi étions deux éphèbes, deux fort beaux jouvenceaux ma foi, quand nous nous sommes connus l'été 1950 à Woodstock, un gros village à l'époque, niché dans les collines au sud-est de l'Etat de New-York, et que n'avaient pas encore propulsé sur la scène mondiale les trompettes de la renommée aux sons du rock et du folk.
Rencontre à Woodstock
Woodstock abritait une large communauté d'artistes, de peintres qui faisaient école sous le nom de Hudson River Group. Sa démographie explosait l'été avec l'arrivée des vacanciers venus de la New-York métropolitaine, citadins attirés autant par le cadre naturel offert par le site que par l'atmosphère artiste de la petite cité. Comme beaucoup de centres de villégiature en Amérique, Woodstock en saison accueillait un summer stock theater, une troupe théâtrale de la grande ville qui y prenait ses quartiers d'été et se produisait devant des salles de spectateurs estivants. C'était la réputée Margaret Webster Shakespeare Company qui montait ici ses tréteaux, avec un répertoire beaucoup plus large et diversifié que ne laissait supposer son nom. Ces compagnies temporairement délocalisées recevaient des stagiaires, étudiants pour la plupart, qui en coulisse prêtaient main forte aux machinistes après le spectacle, aidaient les femmes de ménage à remettre la salle en état, pendant le jour suivaient en plein air des cours d'initiation à l'art dramatique, et le soir jouaient les utilités dans la pièce au programme. C'est à ce titre que nous nous trouvions là, Larry et moi, à partager la même chambre, les mêmes joies, les mêmes conneries de jeunesse, parfois les mêmes filles parmi les stagiaires, à cuver ensemble nos chagrins de cœur, à rendre l'autre jaloux par nos conquêtes amoureuses. J'étais alors étudiant à l'université Columbia de New-York, lui l'était dans une université du Texas, où il habitait chez son père, un avocat de notoriété sulfureuse, divorcé d'avec sa mère, la célèbre star de comédie musicale Mary Martin.
Un "fol interlude"
Je ne me sentais pas, quant à moi, une vocation de théâtreux, j'étais là par curiosité, par envie de passer des vacances de façon plus intéressante qu'à me faire bronzer au soleil sur une plage. Larry, lui, ambitionnait déjà sérieusement de monter sur les planches en professionnel, il avait ça dans le sang de par sa mère. Ceci étant, il m'est arrivé de décrocher des rôles de vrais personnages qui, sans être les protagonistes de la pièce, avaient un nom sur le programme, alors que Larry Hagman n'était qu'un figurant parmi d'autres, une tête anonyme dans "la foule", "le peuple". Mais le théâtre, bien que nous lui consacrions tous deux une égale passion et les heures qu'il fallait, n'a pas tardé de prendre une seconde place dans nos vies, tout occupés que nous étions à courir les filles du groupe, quoique toujours dans un esprit plus romantique que prédateur. J'allais d'ailleurs épouser un an plus tard l'amie prédestinée que je m'étais faite parmi nos camarades stagiaires; Larry sera témoin à notre mariage.
La saison de Woodstock terminée, ce fol interlude où j'avais en quelque sorte jeté ma gourme, Larry, bien que mon cadet de peu mais avec une longueur d'avance en expérience, faisant office auprès de moi de mentor en gaudrioles juvéniles, je redevenais un étudiant sérieux, rôle qui me ressemblait davantage. Larry passait de temps à autre à New-York, où il nous entraînait dans une de ses nuits de java dont il sortait frais comme un gardon et d'où il nous fallait, ma femme et moi, inaccoutumés à ce dur régime, des jours de convalescence avant de recouvrer notre condition naturelle.
Retrouvailles parisiennes
Mes études terminées, les obligations militaires auxquelles me soumet ma citoyenneté américaine récemment acquise, m'arrachent à mes débuts d'une carrière d'enseignant au Columbia College. Je suis envoyé dans une base aérienne en France en tant que membre de l'US Air Force, dans le cadre des accords de l'OTAN alors en vigueur. Démobilisé en août 1955, je renonce à la place de prof qui m'attend à New-York pour m'installer à Paris, ma femme américaine, qui m'a rejoint pendant mon service, étant tombée désespérément amoureuse de la France et ayant décidé d'y faire notre vie. Larry nous rejoint à chacune de ses virées en Europe, événements toujours mémorables et dont nous avons parfois la chance de réchapper, comme la fois où il nous a lancé dans son bolide — une énorme décapotable sport d'un rouge outrageusement provocateur comme l'était son vrombissement — sur les berges de Seine, ignorant avec superbe les klaxons furieux que déchaînait notre passage en trombe, lequel se serait terminé comme pour la pauvre Lady Diana, à la morgue, si le Ciel dispensateur de miracles n'avait eu la grâce de nous déposer en fin de course, passagers plus morts que vifs mais sains et saufs, dans un café des Champs-Elysées, devant lequel la foule des grands jours s'attroupait, émerveillée, autour du fantastique engin, comme dans La Belle Américaine de Robert Dhéry. Larry était en voyage de noces. Il nous a présenté son élue, Maj Axelsson, une suédoise adorable.
Il commençait à se faire un nom comme comédien de charme à l'écran et sur la scène, et je m'en faisais un, toute proportion gardée et modestie oblige, dans la presse comme grand reporter. Nous étions chacun fort occupés par le métier et la vie (j'étais père de quatre enfants et lui de deux), et nos échanges épistolaires tendaient à s'espacer dans le temps. Son triomphe phénoménal dans la peau de JR de la série télévisée Dallas l'avait mis en quelque sorte hors de ma portée.
Le "criminal transplant"
En 1995, j'apprends par la presse qu'il a subi l'ablation de son foie atteint de cirrhose alcoolique et qu'il est maintenu artificiellement en vie dans l'attente d'un don d'organe. Je lui écris à l'hôpital une lettre attendrissante de sympathie et vibrante d'encouragements, à quoi il me répond sur un ton tout différent, par une missive d'une drôlerie insensée qui tourne en ridicule les accents pathétiques de la mienne. Il me raconte l'histoire d'un gangster abattu à Los Angeles par la police au cours d'une chasse à l'homme, où un flic a été également tué dans la bagarre. Deux foies se trouvaient du coup disponibles pour être greffés sur le fameux JR, mais de ces deux pièces de rechange, une seule répondait aux critères du parfait greffon: celle du bandit. Ce dernier, certes, avait du sang sur les mains, mais son foie était parfaitement sain. Le tueur était abstème et non fumeur, deux vertus dont ne témoignait pas la dépouille hépatique du feu flic. Larry était très fier de son criminal transplant, comme il appelait son nouveau foie, qu'il tenta par la suite de ménager en réduisant sa consommation d'alcool auparavant quelque peu immodérée.
Plus tard, il renoncera aussi à la cigarette, appendice qui jusque-là faisait organiquement partie de sa personne, de son lever à son coucher. En bon fumeur repenti, il était devenu farouchement anti-tabac, et je l'ai vu chez moi, lorsque des amis en allumaient une, sortir de sa sacoche un petit ventilateur à piles qu'il tenait devant son visage pour chasser la fumée, geste sans parole mais suffisamment éloquent pour amener illico le fumeur à écraser sa cigarette dans le cendrier.
Dernière visite
La dernière fois que nous nous sommes vus, c'était à l'occasion de sa visite à Paris où l'avait convié son éditeur pour une vaste opération de relations publiques, laquelle devait promouvoir la vente de son autobiographie dans sa traduction française. Il est venu chez nous, à Meschers-sur-Gironde près de Royan, où nous avons passé quelques délicieux moments à ressasser des souvenirs coquins. Le hasard de la conversation nous amenant sur le sujet de nos talents et accomplissements respectifs, je lui dis combien me manquait (alors qu'en tant que journaliste je réussissais brillamment — n'ayons pas peur des mots — dans le factuel et le réel) le don de l'imaginaire, du chimérique, du fantasmique en écriture. J'avais il y a longtemps commencé un roman; une nuit de plus grande lucidité d'esprit qu'à l'ordinaire, j'ai relu mon ébauche de manuscrit et compris que le fruit de mon génie était de la merde. Je n'ai jamais plus tenté depuis de relever le défi de la fiction, m'étant rendu à l'évidence que je n'avais en moi pas le moindre soupçon d'une graine d'invention romanesque. Cette sombre confidence de mon âme déclenche chez Larry un énorme rire que je trouve très déplacé, vu mon humeur mélancolique du moment. Il me rappelle un épisode de notre prime jeunesse qui prouve, me dit-il, qu'une source imaginative existait bien en moi, et que si elle s'est tarie, c'est faute chez moi de l'avoir entretenue. Etudiant à Columbia, j'avais composé une pièce en un acte, mais un acte très long, en vers libres comme les avaient mis à la modes certains dramaturges de l'époque. Le Shoeshine Parlor traitait, dans un mode tragi-comique fort bien venu, de la chasse aux sorcières qui sévissait alors sous la férule du maccarthyisme. Larry y interprétait, à mes côtés, un personnage plus démoniaque encore que son futur JR, dans une production qui a tenu un soir avec succès l'affiche du Harckness Theater, la salle de spectacle intra-muros de l'université Columbia que fréquentaient les professeurs, les étudiants et leurs familles, et des amateurs de théâtre venus de la ville. Larry, inconnu du grand public à l'époque, y a fait un triomphe. J'y fus moi-même ovationné, je ne sais si c'était en ma qualité d'auteur ou d'acteur, ou des deux, mais grâce surtout à une claque formée de mes camarades de classe et d'un important contingent de Barnard College, le pendant pour filles de Columbia, qu'avait amené avec elle ma petite amie, et dont la claque ne consistait pas seulement en de vigoureux applaudissements des mains, mais en de stridentes acclamations de la voix. De l'œuvre, dont je n'ai plus aucune trace, la flamme de pure fantaisie s'est à tout jamais éteinte en moi, sans que ma triste tentative de roman ait pu la raviver.
En souvenir de Larry Hagman
Les dernières années, hormis deux ou trois coups de téléphone et quelques lettres, qui pour être de plus en plus rares n'en étaient que plus précieuses parce que nous y mettions tant de verve et d'esprit, nos rapports directs se sont perdus dans les sables mouvants du quotidien. Il était pris dans le tourbillon de la vie hollywoodienne et dans ses soucis de santé qui en étaient le pénible contrepoint, et je n'ai plus suivi sa progression vers la mort qu'à travers personne interposée. L'annonce de sa fin m'a été d'une grande douleur. Larry, derrière ses masques dionysiaques et ses outrances, était un être d'une extraordinaire humanité, d'une générosité pour les bonnes causes loin de toute ostentation caritative, d'un courage remarquable face aux préjugés ambiants dans son rôle pourfendeur de toutes formes de racisme, d'une clarté de vue dans ses opinions politiques que j'appréciais, excusez-moi du peu, pour en être doué moi-même au plus haut degré! Il était fervent démocrate dans un milieu à tendance réactionnaire de droite. Il s'est longuement épanché devant moi de son opposition farouche à l'invasion de l'Irak, dont il prévoyait l'inanité des conséquences. C'est lui qui me décrivait George Bush comme moitié stupide et moitié inculte, et pour le reste bigot attardé et béotien quant au reste du monde. Mais c'est dans notre amitié de jeunesse que son souvenir me reste le plus cher.