Maurice Utrillo

Utrillo affiche

Rencontre avec Maurice Utrillo,
par Gisèle Touroude

J'avais une douzaine d'années, lorsque je rencontrai Maurice Utrillo pour la première fois. C'était un peintre célèbre, à l'époque, et papa et maman l'avaient invité dans notre pavillon à Chatou que nous habitions depuis la rentrée 1934. Mes parents vivaient de leur plume. Mon père avait des éditeurs sérieux comme Tallandier, Ferenczi ou Bernède, et travaillait comme «feuilletonniste» à Paris-Soir grand quotidien qui tenait le haut de la presse avec Le Petit Parisien. Il avait des contacts réguliers avec eux, rencontrait les poètes dans les cercles littéraires, allait applaudir les musiciens ou les comédiens aux «premières» dont il bénéficiait avec une carte de presse, et découvrait les nouveaux peintres dans les galeries d'art comme Pétridès, une des plus cotées de la capitale. Je pense que c'est par leur intermédiaire qu'il connut Utrillo, dont il décida d'écrire la biographie.

Il allait souvent dans leur appartement, (Utrillo était marié depuis peu à Lucie, veuve d'un banquier) qui savait promouvoir les œuvres de son mari et lui avait apporté une vie confortable qu'il n'avait jamais connue. Je dois dire honnêtement que je fus déçue par l'aspect de cet homme. Malgré ses habits propres, il faisait pauvre homme. Tout était gris, chez lui, le costume, les yeux tristes et apeurés d'un chien battu et las d'une existence difficile, le visage marqué, voire raviné, maigre, et la voix hésitante. Il devait avoir une soixantaine d'années, à l'époque. Je m'attendais à une sorte de héros lumineux, car pour moi, un grand peintre était un homme à part, marqué par un destin bienfaisant. Je m'aperçus par la suite que c'était souvent le contraire.

Maurice était le fils naturel de Suzanne Valadon, qui fut d'abord modèle (c'était une belle femme dont les formes appétissantes inspiraient beaucoup d'artistes, et qui devint peintre de talent. Elle dessinait beaucoup, n'importe où, mais n'était guère reconnue en tant que telle que par ses amis artistes. La gloire vint beaucoup plus tard. Aimant la fête, menant une vie de bohême, elle disparaissait durant plusieurs jours, et quand elle eut ce petit garçon qu'elle aimait (quand elle était là), fut embarrassée pour lui donner un nom de famille et pour s'en occuper. Aussi, soucieuse de lui procurer un «vrai» père, demanda-t-elle à un de ses ex, peintre espagnol, retourné dans sa patrie, de le reconnaître pour son fils. Ce que fit galamment ce dernier. C'est ainsi que Maurice devint Utrillo.

Dans la vie courante, ce fut sa mère, montée à Paris, qui ayant loué une pauvre chambre à Montmartre pour y vivre auprès de sa fille, éleva ce bébé comme elle le put. C'était une vieille femme, usée par le travail de blanchisseuse et qui trimait comme une bête pour nourrir Suzanne, insouciante et légère et ce pauvre gosse qui n'avait pas demandé à naître. Maigrichon, il pleurait souvent, de faim, sans doute, de froid et de manque de soins. Ils vivaient dans une extrême pauvreté, et pour le calmer et s'assurer au moins des nuits réparatrices, la grand'mère prit l'habitude de mettre un peu de calvados dans le biberon du petit. Certes, il devait bien dormir ! Il alla à l'école de temps en temps, préférant flâner, observer, dessiner déjà sur le trottoir, et peu attiré par les études, la claustration de la classe, la discipline, alors que tant de choses se passaient dans la rue. Il servit même de modèle à sa mère, et claquait des dents durant les longs moments où il posait nu, sans jamais protester. Il adorait sa mère, et Suzanne le lui rendait bien, à sa façon. Puis elle disparaissait de nouveau, et la grand'mère, qui faisait bouillir la marmite, de nouveau, assurait seule l'éducation (c'est un grand mot !) du gamin.

Dès douze ans, on l'employa à des petits boulots, probablement en lui donnant une petite pièce pour tout potage, et les ouvriers s'amusaient de le voir boire comme un homme et tituber dans la rue. Un médecin, ami de Suzanne, ému de son état, lui conseilla de l'inciter à peindre, pour le détourner de l'alcool. Il semblait doué, et était la seule chose qu'il aimait faire. Malheureusement, si Utrillo se mit rapidement au travail, ce n'était que pour s'offrir le vin rouge dont il avait de plus en plus besoin. Il en vint à payer le Lapin Agile où ses amis et lui se retrouvaient tous les soirs, ou les commerçants qui lui fournissaient le minimum de provisions, avec de la peinture. Combien d'artistes comme lui, firent des enseignes, décorèrent des salles de café, car dès qu'ils touchaient un peu d'argent, il disparaissait en beuveries qu'ils partageaient fraternellement entre amis.

Beaucoup de ses connaissances tentèrent de l'aider, dont Verlaine, lui-même en proie à l'alcoolisme, mais n'en avaient guère les moyens .Dormant dans la rue, quelquefois dans le ruisseau, se réfugiant chez l'un ou l'autre,Maurice devint vite une loque qui ne retrouvait la vie qu'en peignant et en buvant. Le pauvre homme subit plusieurs cures de désintoxication, plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, et demanda même à y retourner tant il était tourmenté de visions. Là, épuisé, il pouvait au moins dormir dans un lit décent et avoir une nourriture frugale mais saine. Il était vraiment un SDF, et n'osait plus peindre dans la rue, tant il craignait les gamins qui se moquaient de lui ou les touristes qui commentaient son travail, ce qui le plongeait dans des transes coléreuses. Il en arriva à peindre d'après des cartes postales : les rues de Montmartre furent ses principaux sujets. Peu à peu, il se fit connaître, grâce à des amateurs éclairés.

Puis ce fut sa rencontre avec Lucie, veuve d'un banquier. C'était une femme volubile, brune, imposante et autoritaire. Elle «s'offrit» un peintre qui était en passe de devenir célèbre, et lui assura une vie confortable. Maurice vouait une grande vénération à sa femme, du moins, semblait-t-il. En fait, il la craignait, tout en reconnaissant le bien qu'elle lui apportait. Peu habitué à vivre bourgeoisement, il était assez embarrassé dans cette nouvelle vie, avec des vêtements neufs, des rencontres avec des gens influents qui le mettaient au supplice. Il regrettait sa rue, ses amis chaleureux avec qui il partageait sa pauvreté, et ces derniers vouèrent une haine tenace à cette femme qui décidait ainsi de la vie de leur compagnon, l'arrachant à son univers misérable, il est vrai, mais familier. Il parlait peu, laissait sa femme organiser, vendre, recevoir et se réfugiait dans sa chambre. Lucie lui imposa des règles strictes, d'hygiène, de mode de vie et de travail. Il devait peindre un tableau par jour, moyennant quoi, il avait droit à un litre de vin rouge. Il en vint à reproduire plusieurs fois ses propres tableaux, de plus en plus mal, d'ailleurs.

Quand il rencontra mon père, ce fut la bouffée d'air frais. Lucie avait mis le veto quant aux visites de ses anciens amis, qu'elle trouvait vraiment peu décoratifs. Papa était naturellement bon et généreux. Il se prit d'affection pour ce pauvre homme dont il admirait le talent sans réserve.

A Chatou, quand le couple venait, (c'était en 38) il arrivait à se raconter, en tête à tête avec lui, tandis qu'adroitement, ma mère localisait Lucie dans une autre pièce. Mon père savait écouter, prendre quelques notes discrètement, et Maurice était heureux que quelqu'un s'intéresse à lui, à son passé, parlant de sa peinture et du sens qu'il voulait y mettre, de ses amis, bref, de sa vie. Lucie était extrêmement fière que l'on prépare un livre sur son couple, et surtout que l'on parle d'elle.

Ce fut durant l'été 39, que Utrillo et sa femme louèrent une villa dans le bois des Fées, à Royan, pour leurs vacances. Nous y avons été invités plusieurs fois. C'était une petite villa neuve, enfouie dans la verdure, sur le bord de la route de Saint-Palais. Il y en avait peu à cette époque. Ce fut à cette occasion que Utrillo peignit l'unique marine de sa production et je crois qu'il y vécut heureux. C'était la première fois qu'il voyait la mer, qui lui causait un émerveillement de gamin. Puis, après le retour à Paris, ce fut la déclaration de guerre, et l'on ne revit plus les Utrillo. Mon père partit au 5ème jour de la mobilisation dans les pionniers, sur la ligne Maginot, et de fait, toutes les notes furent ensuite perdues, avec notre départ de Chatou et nos divers déménagements.

Après la guerre, mon père revint fatigué, usé par cinq ans de détention en Allemagne, et je ne sais s'il a tenté de le revoir quand il montait à Paris pour essayer de refaire sa situation. Utrillo mourut en 1955, et mon père nous annonça la nouvelle tristement. Les temps avaient changé, les motivations littéraires aussi. Une page était tournée.

peinture d'Utrillo

Maurice UTRILLO (Paris 1883-Le Vésinet 1955) par Guy Binot

Ce peintre montmartrois est le fils naturel de Suzanne Valadon, modèle préféré de Degas et peintre elle-même, auquel un artiste espagnol donne son nom. Alcoolique invétéré, souvent arrêté et interné, Maurice Utrillo devient peintre sous la contrainte de sa mère et cet autodidacte pochard, allant de beuverie en beuverie, finit par peindre des chefs-d'œuvre au début du siècle dans un style lyrique naïf, ingénument réaliste, souvent des rues, des églises, d'après des cartes postales. Ayant la plus grande vénération pour sa mère, il ajoute toujours un V. pour Valadon à sa signature et il lui dédiera un poème où les premiers mots sont "Créature d'élite". Après la guerre de 1914, il devient un artiste reconnu qui continue de peindre, même si ce ne sont plus des œuvres d'une même valeur.

Il épouse en avril 1935 Lucie Pauwels, née Valore, qui lui rend une vie plus équilibrée et plus heureuse. Le mariage religieux est célébré par un prélat espagnol chez elle à Angoulême où ils résident rue Basse-Montausier, aujourd'hui rue Maurice Utrillo, dans la villa La Doulce France qu'il peint, ainsi que d'autres sujets locaux. Le peintre maudit est devenu un bourgeois soumis, propre et rangé, bon époux et bon citoyen.

En août 1936, Utrillo décide de venir à Royan avec Lucie Pauwels, et nous avons un récit détaillé de ce voyage grâce à son ami Robert Chamboulan, propriétaire du journal hebdomadaire La Côte de Beauté, ami de Suzanne Valadon et qui fréquente assidûment le couple Utrillo. Le peintre amène quelques toiles qu'il expose boulevard Thiers dans une salle de l'hôtel Bristol, dont un magnifique Calvaire. Après avoir visité toute la côte et la presqu'île d'Arvert, Utrillo et sa compagne apprécient particulièrement le bois des Fées et décident de passer tout le mois de septembre près de la Résidence de Rohan dans une charmante villa basque perdue dans la verdure.

Utrillo partage son temps entre les jeux de ballon sur la plage du Conseil, la pêche aux crabes dans les rochers, le tennis à la Résidence de Rohan, des promenades dans les sous-bois de la corniche de Nauzan et sa peinture. Les journées se terminaient le soir sous les parasols du Restaurant des Fées pour la conversation et le vin rouge qu'il ne buvait plus qu'avec modération grâce à la surveillance de son épouse. Surveillance difficile et toute relative car pendant ce mois de septembre il lui écrit un poème curieusement dédié à "Madame Lucie Pauwels" qu'il vouvoie, où il la remercie de sa gratitude, de ses bontés, et qui se termine par :

D'un déluge de fleurs je vous suis redevable,
Pour l'ultime soirée, ô repas ineffable,
Où vous me servîtes force vins cordiaux !

Durant ce séjour aux Fées, il peint notamment Les moulins de Montmartre en 1830 sous la neige, un Chemin de Croix, des bouquets de fleurs, et surtout presque toutes les églises locales car il les apprécie à cause de son caractère mystique et religieux proche de la bigoterie, Notre-Dame de Royan avec sa place verdoyante, Saint-Pierre de Royan, l'Eglise fortifiée de Talmont, deux fois l'Eglise romane de Vaux-sur-Mer, ainsi qu'une rue du Village d'Arvert et surtout un curieux et naïf Port de Royan, l'une des deux toiles que la mer lui inspira, où l'on reconnaît la rampe Torchut avec ses maisons en amphithéâtre et ses arbres à l'arrière d'un bateau à quai.

Utrillo revient d'ailleurs à Pontaillac l'année suivante accompagné de Pétridès son marchand de tableaux.

Pour terminer, j'ajouterai que l'amitié de Robert Chamboulan lui suggéra de publier Le roman d'amour d'Utrillo où il décrit un peu trop plaisamment la vie amoureuse de Suzanne Valadon. Mal lui en prit, cela lui a valu la colère d'artistes amis de Suzanne Valadon, comme Picasso, homme très vertueux comme nous allons le voir, Vlaminck et Derain dans une lettre publiée dans le journal Beaux Arts, et de se faire qualifier de plumitif dans un ouvrage récent sur Suzanne Valadon.

 


Références :

  • Articles de Robert Jean-Boulan dans La Côte de Beauté 17 et 24/12/55
  • Paul Pétridès, L'œuvre complète de Maurice Utrillo,Paris,1969
 

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