Silver Surfer
Auteur : Duncan Youngerman,
Article publié le 19 décembre 2011
Été 1968, époque des rêves les plus fous comme de toutes les illusions perdues. De son bureau de Manhattan, Stan Lee, génial éditeur en chef des Marvel Comics, annonce avec renfort de publicité tapageuse la sortie imminente du comic-book du Silver Surfer, anti-superhéros mêlant à l'hédonisme du surf californien l'idéalisme persécuté du Christ, fleuron imaginaire d'une décennie à nulle autre pareille.
Le bouillonnant Lee n'a tellement pas de doute que cette nouvelle série sera la culmination de tous ses succès des dernières années, la consécration du type même de bande dessinée intellectuellement ambitieuse qu'il a fait naître, et que le jeune public de Marvel ne pourra que lui faire un triomphe, qu'il donne à cette série mensuelle le nombre double de pages.
Au talentueux dessinateur John Buscema est confiée la charge de mettre en images la saga tant attendue, dont le scénariste n'est autre que Stan Lee lui-même.
Le premier numéro se vend bien, à la mesure des tambours et trompettes qui l'ont précédé. Mais dès le n°2, les ventes chutent sensiblement. Moins bons encore sont les chiffres du n°3, et Stan Lee, dont l'avenir professionnel et la réputation sont en jeu, commence à s'inquiéter, puis bientôt à s'exaspérer.
Il convoque Buscema dans son bureau, persuadé que ses dessins sont la cause de la chute libre des ventes de son projet fétiche. À peine déballe-t-il de son carton les planches du n°4 toutes justes terminées, et admirables comme d'habitude, que le dessinateur voit son travail impitoyablement mis en pièces par Lee, critiquées les mises en page, perspectives, et anatomies que Michel Ange lui-même aurait enviées, et sommé d'être plus direct, plus dynamique, plus comme tel ou tel autre dessinateur, mais surtout de ne plus continuer comme ça. Buscema titube du bureau de Lee, sonné, démoralisé, et songe à changer de métier.
Le Silver Surfer n°4 sort, les ventes continuent de baisser. Lee décide dès le numéro suivant de réduire de moitié le nombre de pages du comic-book, en faisant un titre comme les autres, avec prix correspondant, mais rien n'y fait. Buscema quant à lui a beau suer du sang pour exaucer son patron affolé, rien ne semble pouvoir enrayer le déclin du superhéros maudit. Le Silver Surfer ne trouve pas la génération promise de nouveaux lecteurs, et au n°19, cette série aujourd'hui considérée comme l'un des chef-d'œuvres de la bande dessinée américaine, fait ses adieux au monde cruel de jeunes lecteurs, qui en vérité emploient de plus en plus leur argent de poche à l'achat de disques en cet âge d'or du rock.
Bien des années plus tard, John Buscema reçoit un coup de téléphone de son ancien patron. - John, te souviens-tu du Silver Surfer n°4 ? - Et comment, lui répond-il, comment l'oublier ? - John, c'est la plus belle chose que tu as jamais dessinée, la plus grandiose B.D. de tous les temps, la meilleure chose qu'on ait jamais produite ensemble, toi et moi ! ...Allo, Johnny, tu es encore là ?
Source : The Jack kirby Collector n°18 (janvier 1998), interview de John Buscema.