Des travaux gigantesques
Portefaix au travail à Royan, port de service de Cordouan, 1795. Archives Nationales, Paris.
Vers 1580, la vieille tour impose sans cesse des réparations coûteuses et inefficaces. D'où le projet d'une construction nouvelle, définitive, grandiose, une vitrine du royaume pour les innombrables marchands et marins européens qui quittent « la Grand Mer d'Espagne » pour remonter « la rivière de Bourdeaux ».
Le moment paraît bien choisi par Henri III. Les premières années de la décennie 1580-1590 correspondent à une sorte d'embellie après les misères atroces qui se succèdent depuis 1569. La France est en paix avec ses voisins, en particulier avec le très redoutable Philippe II ; on peut espérer que la « Guerre des Amoureux » (1580) a mis un terme aux guerres civiles et que l'économie locale va enfin renouer avec la prospérité du « Beau XVIe siècle ». Mais cette conjoncture aimable ne dure pas. La météorologie devient maussade, les récoltes aussi, et une nouvelle calamité, véritablement « historique » frappe la région : la peste. En 1584, l'épidémie ravage la rive saintongeaise de la Gironde. Durant l'été 1585, elle dépeuple Bordeaux ; c'est, rappelle le procureur général, « le mal contagieux dont il mourut en nombre de 18 000 personnes dans la ville ou banlieue, desquels furent deux jurats et 40 chefs de famille considérables ». La même année commence la huitième guerre qui n'est pas la moins cruelle.
Autant dire que l'argent est rare et que les responsables en tous genres ont d'autres priorités que ce chantier sans doute inattendu. Le financement « royal » repose évidemment sur les contribuables des provinces exsangues de Saintonge et Guyenne. Personne ne veut payer. Louis de Foix doit se transformer en collecteur pour récupérer les fonds qui lui sont assignés. Les recettes proviennent d'additions à la taille et de taxes levées sur les navires entrant dans la Gironde à raison de vingt sols par tonneau. Les écus rentrent mal alors que les dépenses du chantier dépassent le budget initial. Louis de Foix doit sans cesse avancer sur ses propres deniers pour régler ouvriers et fournisseurs ; c'est une pratique habituelle en ce temps, mais, en 1590, il se dit « molesté par plusieurs fournisseurs et une infinité d'ouvriers... qui le tiennent en procès... jusqu'à ce qu'ils aient leurs payements », tandis qu'en 1599 il affirme entretenir 90 hommes « sans avoir recouvert un sol ».
Détail de l'estampe d'après Chastillon,
Gravée par Mérian, éditée par Poinsart,
Topographie française de Claude Chastillon, 1641.
Cliché publié avec l'autorisation gracieuse de la Bibliothèque de l'Institut National d'Histoire de l'Art, Paris.
L'entreprise demeure un mystère de par sa dimension titanesque. Les devis, les visites, les rares représentations comme le « griffonnement de la tour de Cordouan » dressé par Chastillon mettent en scène un des grands chantiers de l'époque qui s'étend sur 27 ans, repris à chaque printemps jusqu'au retour des tempêtes automnales. La première phase des travaux de construction de l'énorme plate-forme nécessite l'aménagement d'un immense batardeau protecteur dont les palissades et les pilotis sont enfoncées « avec le bélier dans l'eau et le roc » avec l'appui « de pompes et autres machines », travail amphibie sans cesse remis en cause. La logistique est impressionnante : en 1596, 80 hommes de tous les corps de métiers, sept chevaux s'entassent dans des conditions extrêmes sur l'îlot balayé par les tempêtes et souvent isolé pendant de longs jours de la base logistique de Royan d'où part la flottille de six bateaux ravitailleurs.
Griffonnement de la Tour de Cordouan,
Claude Chastillon 1606.
Places abandonnées, Service Historique de la Défense, Vincennes.
La chaîne décisionnelle repose toujours sur le contrôle royal, certes lointain mais soucieux des dépassements financiers. Il s'exerce par le biais du gouverneur de Guyenne et par des commissaires royaux chargés régulièrement de visiter le chantier avec toujours une suspicion de dilapidation des deniers royaux. Les Bordelais, préoccupés par les intérêts de leur port, s'intéressent de près aux travaux, inquiets de sa dimension somptuaire. Cet ensemble d'instances de contrôle ne paraît pas directement gérer l'entreprise de Cordouan. Louis de Foix en assure la direction générale, quant aux finances, à la maîtrise d'oeuvre et à la logistique depuis Royan. Il délègue la responsabilité du chantier à un « maistre conducteur », François Beuscher maître maçon puis architecte et à des chefs d'équipes.
En savoir plus : Cordouan Roi des Phares de Frédéric Chassebœuf aux Éditions Bonne Anse.