Voilà donc ce voyage, dont nous nous faisons une telle fête, redevenu à l'état de projet pour des temps meilleurs.
Ce qui serait tout à fait chic, ce serait, après votre saison du Mont-Dore, de venir passer avec nous le reste de notre séjour, car nous resterons alors jusqu'au 15 ou 20 septembre.
Vous verriez un joli pays. Je vous trouverai deux chambres et vous viendrez manger notre popote frugale, mais bonne avec l'assaisonnement du soleil, de la mer, et des bois de sapins et de chênes. J'irais au devant de vous à Royan et ce serait jour de fête pour nous.
Écrivez-moi un mot, et donnez-nous des nouvelles de Madame Zola. Vous devez avoir bien chaud. Ici, il fait une température exquise, chaude avec une brise continuelle.
Tous mes bons souvenirs affectueux à votre femme et à vous, cher ami, en attendant votre lettre, ma meilleure poignée de main.
Correspondance de Georges Charpentier à Émile Zola.
Avec l'arrivée du chemin de fer, en 1875, la ville fait peau neuve. Elle devient, en l'espace d'une vingtaine d'années, l'une des stations les plus luxueuses de la côte océane. Le "Tout-Paris" s'y donne rendez-vous, et sa renommée dépasse largement nos frontières.
Les grands hôtels de luxe s'ouvrent sur les boulevards du front de mer. Toutefois, certains estivants, fidèles à Royan, préfèrent avoir un "pied-à-terre" sur place. C'est ainsi que se développe la mode des "villas balnéaires". Mais, pour cela, il faut de l'espace.
Il existe les dunes boisées de Pontaillac, à l'Ouest, et la forêt du Parc, à l'Est. Or, les premières appartiennent, depuis 1856, à la famille Lacaze. Quant au Parc, il est propriété de l'Etat.
Déjà, sous le Second Empire on avait envisagé la création d'un nouveau quartier dans le Parc.
Au mois d'avril 1866, Messieurs Delhomme et Marion avaient présenté un rapport au conseil municipal :
Si l'État cède les 42 hectares dans le Parc, avec ce qu'on pourrait acheter aux propriétaires, ce qui ferait environ 58 hectares, nous verrions toute cette partie de notre Royan se transformer en un quartier de belles villas appartenant à de riches étrangers.
Extrait du rapport au conseil municipal de Messieurs Delhomme et Marion.
Le 16 décembre, la Municipalité revend le domaine à la Société foncière du Parc de Royan en se réservant les terrains nécessaires pour créer un jardin public de trois hectares, plusieurs avenues de huit mètres de large et des allées de trois mètres.
Immédiatement, la Société foncière lotit le Parc. Elle veut en faire "une ville d'été où la chaleur est tempérée par l'action réfrigérante de la végétation, mais, aussi, une ville d'hiver que ses collines élevées (les dunes) mettent à l'abri des tempêtes..."(1).
Monsieur Charpentier, en bâtissant Le Paradou, a jeté comme la première pierre d'un grand édifice, autour de sa villa vont s'en grouper d'autres pour faire de Royan la cité d'été des lumières.
Victor Billaud
Imaginez-vous que j'ai déjà reçu trois lettres, adressées à Royan, renvoyées à Médan, dans lesquelles on me demande audience. On me croit libre. On m'y persécute déjà, sans que j'y sois. Je suis flatté, mais terrifié. Que sera-ce, si je m'y installe réellement : on m'assommera, on viendra me voir prendre mon bain, et vous savez combien peu j'aime à payer de ma personne. Bref, je préfère le Bureau, votre présence seule me déciderait pour Royan ce qui n'est donc qu'une question de voiture, car je me promets de tomber chez vous à toutes les heures du jour et de la nuit. Nous sillonnerons les routes.
Pourquoi Charpentier dit-il que la Brise est infecte ? A quel point de vue cette infection ? Sait-il si la Brise serait libre pour septembre, et à quel prix.
Correspondance de Zola à Madame Charpentier, le 16 juillet 1887.
... Puisque vous tenez à la Brise, va pour la Brise. Elle n'était pas louée, il y a trois jours, et je ne pense pas qu'on ait loué sans avoir ma réponse. Prix : 350 f. pour septembre, mais sans linge.
Envoyez-moi une dépêche pour me dire si je dois louer et j'irai le jour même. Mais vous avez tort. Vous ne serez pas plus dérangé ici qu'au Bureau, où vous aurez les gens plus longtemps, voilà tout.
Notre coin de plage est un désert où l'on s'aventure peu. Ce n'est pas le Royan mondain. J'ai une senne et je prends pas mal de poissons, j'ai un bateau à ma disposition. On est ou plutôt on sera très bien...
... Justement, par ce temps de pluie, je vois de la fenêtre de la maison que vous occuperiez tous les bateaux de pêche qui sortent ou rentrent, et je suis convaincu que cela vous plairait plus que le Bureau, d'autant plus, je vous le répète, que notre coin est le coin des gens tranquilles et des solitaires.
Réponse de Charpentier à Zola, le 18 juillet 1887.
On profite de ces sorties pour faire un excellent déjeuner dans une auberge réputée de la région. Rentré à Paris, l'écrivain se plonge dans son roman Le Rêve qu'il achève le 20 août 1888. Mais, le roman paraît en feuilleton depuis le 1er avril.
Le 31 juillet, L'Écho de Paris annonce la nouvelle. Ce qui provoque de nombreux remous parmi les "intellectuels". Octave Mirbeau publie, le 9 août dans Le Figaro, sous le titre La fin d'un homme, un article virulent contre Zola :
Monsieur Émile Zola fut puissant par le talent et par la force morale. Il nous donna l'exemple —aujourd'hui trahi— d'un homme courageux dans sa vie, indompté dans sa foi, conquérant tout seul... une large place au soleil de la gloire et de la fortune... Aujourd'hui, par un bout de ruban que peut obtenir, en payant, le dernier des escrocs... Monsieur Zola renie tout...
Extrait du Figaro du 9 août 1888
Quel potin, mon bon ami ! Voilà un bruit de candidature à l'Académie qui n'est pas mince ! Qu'est-ce qu'il prend encore à cet emballé de Mirbeau, avec son article du Figaro que je reçois à l'instant. Le mot sur Hennique est adorable !!
Laissez-moi rire !
Ma femme a expliqué à Madame Zola toutes les tribulations à propos des "Œillets". Il fait un temps absolument admirable depuis trois ou quatre jours. Nous en avons, je pense, fini avec le froid et la pluie...
Correspondance de Charpentier à Zola, le 10 août 1888.
Cet été, les fêtes se succèdent au Paradou. Grâce à l'hospitalité de Georges Charpentier, le chalet est devenu un lieu où se retrouvent les célébrités parisiennes. Le 31 août, Émile Zola écrit, de Royan, à un ami : "c'est une fête perpétuelle. Le Paradou est toujours la maison gaie et hospitalière que vous connaissez." L'écrivain organise, en septembre, une "excursion-dégustation" sur les bords de la Seudre... Deux grands breaks transportent les excursionnistes à la Grève-à-Duret, près d'Arvert. Il y a, entre autres, Georges Charpentier, Théodore Duret, le peintre Desmoulin, le financier Cernuschi et, naturellement, Émile Zola. Lors de ces excursions-dégustations, il n'y avait jamais de dames.
"L'ostréiculteur avait installé des tables dehors, près des "claires": parcs où l'on "engraisse" les huîtres" . Le groupe passe une bonne partie de l'après-midi à déguster des huîtres arrosées d'un bon petit vin blanc.
"En cette fin de siècle, Zola est... parmi ses pairs, l'écrivain le plus passionné de photographie"(5). Il installera, dans les sous-sols de ses résidences trois laboratoires de développement, car il développe ses négatifs et tire ses épreuves sur papier, lui-même.
À sa mort, en 1902, il laissera plusieurs milliers de clichés.
Jeanne-Sophie-Adèle Rozerot, née le 14 avril 1867 à Rouvres-sous-Meilly, dans l'Auxois, travaillait comme ouvrière lorsqu'elle fut recommandée à Madame Zola qui l'engagea en mai 1888.
À Royan, Alexandrine Zola souffre de malaises et aspire au calme et à la solitude. Aussi, elle demande souvent à Jeanne d'accompagner l'écrivain dans ses courses en ville.
Or, celui-ci "traverse une période très saine de travail, se porte admirablement bien"(6). Jeanne a 21 ans, "les yeux clairs, les lèvres saines, le cou délicat surtout... ombré de cheveux follets sur la nuque..."(7) Émile Zola tombe amoureux fou de Jeanne. Il reprend goût à l'élégance, se taille la barbe et s'habille de nouveau avec recherche.
C'est dans cet appartement que Jeanne mettra au monde les deux enfants qu'elle aura de Zola : Denise, le 20 septembre 1889, deux ans plus tard, Jacques.
"Le partage, cette vie double que je suis forcé de vivre finissent par me désespérer" écrit Zola à Jeanne(8). Pendant longtemps, l'écrivain sera torturé par l'existence de ce double foyer.
"J'avais fait le rêve de rendre tout le monde heureux autour de moi. Mais je vois bien que cela est impossible et je suis le premier frappé"(9). Il se culpabilise surtout de faire vivre Jeanne en recluse. Elle lui inspirera l'histoire du Docteur Pascal.
L'écrivain ne reviendra plus à Royan. Mais, pendant ces trois étés de vacances, il a laissé un souvenir vivace, au point que, pour la première fois, les théâtres de la ville s'intéressent à ses œuvres. Le casino de Foncillon joue, en avant-première, une de ses comédies Renée. En août 1889, le théâtre Piétro Bono, installé sur le champ de foire monte L'Assommoir. Le 25 août 1889, Charpentier rend compte du spectacle à Zola.
... Véritablement, ce n'était pas mal monté... Le succès a été très grand - salle archi - comble. Le trio Mes bottes, Bibi et Bec-salé faisait pâmer la salle...
Adieu, mon cher ami, tout le Paradou vous envoie à tous deux les meilleurs souvenirs.
À vous de toute amitié.
Charpentier à Zola le 25 août 1889, au sujet de la représentation de L'Assommoir par le théâtre Piétro Bono sur le champ de foire.
Notes :
^ (1) Victor Billaud : Le Guide de Royan
^ (2) Aujourd'hui, Le Rêve, au 58 boulevard Frédéric Garnier
^ (3) D'après Monsieur Jean Guyonnet
^ (4) Remplacée, aujourd'hui par la villa Les Arcades, au 52 boulevard Garnier
^ (5) François Émile-Zola : Zola photographe, Éditions Denoël - 1979.
^ (6) François Émile-Zola : Zola photographe, Éditions Denoël - 1979.
^ (7) François Émile-Zola : Zola photographe, Éditions Denoël - 1979.
^ (8) François Émile-Zola : Zola photographe, Éditions Denoël - 1979.
^ (9) François Émile-Zola : Zola photographe, Éditions Denoël - 1979.