Loi des séries, noires.
En 1945, Royan a été frappée par une série de malédictions : le 5 janvier, un bombardement pour rien, si ce n'est pour occire 500 civils et anéantir la "perle de l'Atlantique" ; un second bombardement en avril avec test du napalm et attaque au sol inutiles, motivés par la seule volonté du Général de Gaulle de restaurer l'honneur perdu de l'armée Française ; un pillage en règle opéré par certains "libérateurs" de ce que les Allemands avaient bien voulu laisser ; une réputation de collaborateurs pour les Royannais qui, ayant tout perdu, étaient évacués vers les villes de l'intérieur.
Faut-il ajouter, par coquetterie rhétorique, que la punition a continué avec une ville nouvelle faite de béton et de collectifs ? Non, puisque c'est ce qui fait aujourd'hui la fortune de notre bonne ville "la plus 50 de France", avec son label "Ville d'Art et d'Histoire" et la promesse d'un classement au patrimoine mondial de l'UNESCO.
Il y a quand même une justice !
Pierre-Louis Bouchet
À la recherche d'explications
La destruction de Royan par le bombardement allié du 5 janvier 1945 fut totalement inutile d'un point de vue militaire. Reste à déterminer les responsables de cette « tragique erreur », selon le mot du général de Larminat. Or sur le coup, aucune explication n'est donnée, ni par les Alliés ni par le commandement français qui reste sur la réserve. Ce silence, incompréhensible pour les Royannais, et les fragments de vérité qui émergent ça et là, alimentent la controverse et autorisent toutes les hypothèses.
Il en est certaines qui seront écartées rapidement : celle de l'escadre de bombardiers, déroutée en vol à cause du mauvais temps sur l'Allemagne, tournant au-dessus de Cognac dans l'attente d'un éclaireur qui n'est jamais venu, contraignant les avions à lâcher leur bombe sans indication sur Royan; celle avançant que Royan avait été bombardée sur ordre de Londres, sans liaison avec le commandement français, sur des plans fournis à l'espionnage anglais par un agent allemand; enfin celle que le Pasteur Besançon évoque en souriant, celle d'une punition pour une ville dissolue et balnéaire.
L'historien Guy Binot a recueilli de nouveaux éléments en consultant les archives secrètes américaines, britanniques et françaises. Il donne une version précise de la succession d'événements dans son livre Royan 5 janvier 1945, Geste éditions 2014.
La réunion du 10 décembre
Cette réunion, effectuée dans le cadre de la préparation de l'opération « Indépendance », avait pour objet d'évoquer la question d'un soutien aérien stratégique demandé par les Français. À cette occasion, le général américain Royce suggère que des bombardiers lourds, empêchés d'opérer à l'est en cas de mauvais temps, pourraient être utilisés sur Royan. Les Français retiennent la suggestion. À partir de là, les versions divergent. D'après les Français, il n'est question que de bombarder les objectifs militaires de la zone de Royan, c'est-à-dire la Coubre ou encore la ceinture fortifiée, parfaitement délimitée grâce aux plans fournis par la Résistance royannaise. Mais pour les Américains, le terme anglais employé, « Royan area », signifie que la ville entière est susceptible d'être l'objet de l'attaque. De plus, alors que Royce évoque la présence de civils à Royan, le général de Larminat affirme que l'évacuation est en cours et que les civils devraient avoir quitté la ville au plus tard le 15 décembre, cette date d'évacuation figurant sur la carte des défenses de la ville remise au général Royce. Guy Binot cite le colonel de Chassey, présent à l'entrevue, et le général Corniglion-Molinier, qui confirment tous deux que la question de l'évacuation a été soulevée et que la date du 15 décembre a bien été fixée. Or les dernières évacuations ont eu lieu de 4 décembre et aucune autre n'est prévue. De plus, les Forces Françaises sont informées par les Résistants du nombre de civils restant dans la poche. L'ordre de mission, daté du 4 janvier 1945, indique clairement l'objectif : « détruire une ville solidement défendue par l'ennemi et occupée par des troupes allemandes seulement ». Affirmation erronée qui prouve que la situation réelle de la poche de Royan, pourtant connue du commandement, n'a pas été prise en compte. D'ailleurs, quand Devers demande à de Larminat en décembre d'indiquer la limite de sécurité pour les troupes FFI, il mentionne La Tremblade, Semussac et Meschers (les limites de la poche) sans réserve quant à la ville.
Dans les jours suivants, « une mission de bombardement lourd de la ville de Royan », demandée par Royce, est acceptée par le haut commandement allié et confiée au Bomber Command de la RAF. Il apparaît clairement dans les rapports successifs que la ville de Royan est l'objectif, ce que confirmera Royce en janvier 1945 et que la population civile aura été évacuée. Il apparaît également que conformément à leur tactique, les alliés sont persuadés qu'un bombardement massif et spectaculaire, comme ce sera le cas en avril, facilitera grandement les opérations de libération et limitera les pertes sur le terrain.
L'engrenage
Par la suite, le sort s'acharne à écarter ce qui aurait pu enrayer l'engrenage. Le 22 décembre, l'opération « Indépendance » est ajournée mais les opérations de soutien aérien ne sont pas décommandées. Au contraire, le télégramme, adressé le 23 décembre au général Doolittle, commandant de la 8e Air Force, suspendant l'opération « Indépendance », précise que les objectifs restent disponibles pour l'attaque aérienne. À aucun moment les généraux français ne sont consultés, ce qui leur aurait peut-être permis de s'opposer à des bombardements sans attaque terrestre. Selon Guy Binot : « le statut de Royan s'est modifié dangereusement, il ne s'agit plus d'y neutraliser des objectifs militaires en appui à une attaque terrestre imminente mais de raser purement et simplement une ville occupée uniquement par l'ennemi, donc ennemie ».
Le 4 janvier, alors que les bombardements sur l'Allemagne (Brême) sont annulés pour cause de mauvais temps, l'état major du Bomber Command décide d'envoyer les bombardiers sur Royan, traitée comme Berlin, sauf qu'il convient de vérifier que la population civile a bien été évacuée. Il joint les états-majors alliés à Vittel, qui ne peuvent joindre Cognac, les liaisons téléphoniques étant impossibles à établir. L'absence de réponse est interprétée comme une absence de contre-ordre. Personne ne cherche à aller plus loin. En fin d'après-midi, deux préavis de bombardement sont envoyés par messages chiffrés à Cognac. Ils arrivent à 20 h 20 et, à 20 h 53, sont déchiffrés par le centre de transmission américain puis expédiés en anglais au centre de transmission du général de Larminat à 0 h 30. Il faut encore le traduire, ce qui prend du temps. Les généraux français n'en prendront connaissance que le 5 janvier à 8 heures.
Le rejet des responsabilités
Dans les jours qui suivent, Français, Américains et Anglais cherchent à éviter toute responsabilité. Pourtant, tous en portent une part.
Le commandement français a toujours rejeté toute responsabilité. Ce que le colonel Adeline exprime ainsi : « À maintes reprises, le commandement français avait demandé l'intervention de l'aviation alliée... En particulier, des bombardements massifs avaient été prévus pour l'attaque de janvier 1945... À toutes ces demandes étaient joints des calques très précis donnant les organisations ennemies et les objectifs... C'est donc vers les Alliés qu'il faut nous tourner pour connaître les raisons de ce bombardement... Le bombardement doit compter parmi les regrettables erreurs qu'il est malheureusement bien difficile d'éviter au cours d'une guerre de coalition ». Aucune sanction ne sera prononcée contre les généraux français, décision intenable pour le général de Gaulle à la veille de l'attaque de Royan qui sera menée par de Larminat à la tête des FFI qu'il tient parfaitement. Mais les Royannais ont longtemps voué une rancune tenace au général de Larminat. Celui-ci, tout en écartant les hypothèses erronées, se retranchera derrière son devoir de réserve : « Toute la lumière a été faite sur les causes de cette tragique erreur par le commandement allié. Il ne m'appartient pas de rompre le secret auquel ma fonction m'oblige, pour révéler les responsabilités. Il me suffira de dire qu'elles ont été sanctionnées... ».
Il semble cependant que l'on ne peut écarter la responsabilité du commandement français, déjà mise en lumière par l'historien royannais Robert Colle. Pour lui, elle joue à deux niveaux : le bombardement avait été ordonné sur la demande des autorités françaises qui avaient assuré qu'il n'y avait plus de civils à Royan. D'autre part, le général américain Ralph Royce qui fut limogé comme responsable de l'ordre donné pour l'horrible mission, tenait ses renseignements sur Royan du général de Larminat lui-même, du général Corniglion-Molinier et du colonel Adeline. Cette négligence grave quant à la mention de l'évacuation de la population civile s'explique peut-être par l'hostilité de certains FFI envers les Royannais refusant de quitter la poche, bien que ceux-ci aient leurs raisons (peur de tout perdre, de quitter sa maison, ses ancêtres, ignorance de la situation, nécessité de se maintenir dans la poche pour les Résistants, acceptation du prix à payer pour être libéré sans pouvoir imaginer une destruction massive...). De plus, à Royan, la cohabitation s'est déroulé globalement sans histoire entre les civils et des occupants, souvent âgés et assez peu fanatisés. « Situation atypique d'une ville trop fortement occupée, incompréhensible pour les maquisards qui encerclent la poche et se battent durement depuis des mois contre un ennemi aussi anonyme que sanguinaire" explique Guy Binot. Ceux qui restent sont considérés comme des collaborateurs, des "Français restés avec leurs Boches" comme le rapporte le Capitaine Meyer. Quant à de Larminat et Corniglion-Molinier, « deux aventuriers flamboyants baroudeurs dans l'âme, relève Guy Binot, il est plus vraisemblable qu'ils n'ont aucune fibre sensible pour ces Royannais ancrés dans leurs habitudes et voulant avant tout sauvegarder leurs biens périssables, avec un tonus moral un peu mou, encore dégradé par l'occupation, qui ne sont pas pour la guerre totale et eussent volontiers envisagé une zone neutralisée. Ce qui est parfaitement exact. Ces opinions figurent dans les Chroniques irrévérencieuses de Larminat où il compare ces biens au sang versé par ses F.F.I. oubliant les morts royannais ».
L'état major de la RAF est furieux d'avoir été entraîné dans cette affaire et décline toute responsabilité, notant même qu'il a été le seul à s'inquiéter de la présence de civils. Les Américains mettent l'erreur sur le compte de difficultés de compréhension. Le général Royce est sanctionné, muté à un poste administratif important aux États-Unis. Le général Spaatz, son supérieur, est oublié alors qu'il a omis de clarifier l'objectif et qu'il a maintenu le bombardement alors que l'opération de libération était annulée sans plus de vérification.
Une suite d'erreurs, de négligences et d'approximations, d'impréparations, imputables aux Alliés comme aux Forces Françaises, aggravées par les difficultés de liaison et de compréhension entre eux, aurait donc conduit presque inévitablement à un drame inutile. Celui-ci a eu lieu dans une petite ville française occupée, loin du front principal où se déroulait l'explication finale sur laquelle se portait toute l'attention des Alliés. Élaboré à partir d'éléments en partie erronés, dans le contexte de l'opération « Indépendance » brutalement modifié, le bombardement, prévu initialement pour « ramollir » les défenses ennemies avant une attaque terrestre, s'est transformé en bombardement massif de population civile. Un drame sans utilité stratégique, qui, certes, n'était pas recherché mais que ni les uns ni les autres ne se sont donnés les moyens d'éviter.
Au lendemain du 5 janvier 1945, les FFI assiègent une ville qui n'existe plus, protégée par des défenses intactes. Le champ de ruines qui s'étend derrière les ouvrages fortifiés reste cependant l'enjeu d'une libération finale et définitive du territoire français.